Traiter avec les autochtones d’abord (texte paru en mai 1977)
Depuis que les multinationales américaines ont découvert du pétrole et du gaz sur les rives de l’Arctique à Prudhoe Bay, en Alaska, les gisements de la mer de Beaufort et du delta du Mackenzie excitent la convoitise des consortiums et rassurent une population canadienne inquiète, face à la perspective d’une grave pénurie d’énergie en Amérique du Nord.
C’est donc avec l’appui tacite de la population et des gouvernements que les grandes firmes pétrolières ont investi des dizaines de millions dans l’Arctique canadien, depuis quelques années, pour vaincre les difficultés de transport, expérimenter de nouvelles méthodes de forage et compléter des études sur le sol, la faune, l’habitation et tous les autres problèmes reliés à l’invasion d’un territoire vierge et hostile.
Malgré le soulagement que ne manque pas de provoquer dans les villes du Sud cette activité des géants du pétrole dans l’Arctique, le projet de mise en valeur des gisements du Nord ne manque pourtant pas d’adversaires.
Ceux qui s’opposent à l’initiative des grands du pétrole invoquent deux arguments principaux: le coût trop élevé du projet et le danger de contaminer de façon irréparable l’environnement fragile de l’Arctique. Il faudra en effet au moins $10 milliards pour mener à terme le projet de construction d’usines de pompage, d’oléoducs et d’infrastructures nécessaires à l’exploitation rentable de ces gisements, dont on connaît mal la valeur, les exploiteurs gardant jalousement pour eux le résultat de leurs recherches. Cet argent, soutiennent entre autres les néo-démocrates, pourrait être plus judicieusement utilisé dans d’autres secteurs de l’économie, d’autant plus que le Canada n’est pas aussi menacé qu’on veut bien le laisser croire par une pénurie d’hydrocarbures, soumettent-ils.
Quant aux groupes qui s’objectent au projet pour des raisons reliées à l’environnement, ils font valoir qu’aucune technologie n’est encore disponible pour réparer le désastre que constituerait la perte de grosses quantités de pétrole dans les eaux de l’Arctique.
Les adversaires du projet viennent de recevoir un solide appui de la part du juge Thomas Berger, chargé il y a trois ans de déterminer les conséquences sociales, économiques et écologiques de la construction d’un oléoduc dans l’Arctique, selon l’une ou l’autre des routes proposées par les consortiums qui se font la lutte pour obtenir le lucratif contrat.
Le juge Berger ferme la porte au projet pendant les 10 prochaines années. Il soutient qu’une telle initiative ruinerait le tissu social de l’Arctique, obligeant les autochtones à fuir leur mode de vie traditionnel, sans pouvoir pour autant s’insérer dans la nouvelle société industrielle qui naîtrait de la présence de l’oléoduc sur leur territoire.
Il recommande fermement au gouvernement fédéral de régler d’abord son contentieux avec les Indiens et les Inuit quant à la propriété et la jouissance des terres de l’Arctique et de déterminer tout de suite le mode de gérance du territoire, qu’il souhaite pris en charge par les autochtones eux-mêmes.
En d’autres mots, le juge affirme que les besoins des populations blanches du Sud, si pressants soient-ils, n’ont pas priorité sur les droits séculaires des Indiens et des Inuit et que satisfaire les premiers aux dépens des seconds constitue une manœuvre inacceptable.
Les craintes du juge Berger quant à l’avenir de la culture et du mode de vie des autochtones sont renforcées par l’expérience américaine en Alaska où les dollars de Prudhoe Bay ont traîné avec eux leur cortège de violence, de délinquance, de bidonvilles et de chômage, au milieu d’une prospérité factice unique sur le continent.
Mais ces craintes seront-elles suffisantes pour faire reculer le gouvernement fédéral, déjà tacitement engagé à mettre en valeur les réserves de l’Arctique? On en doute d’autant plus que le lobby le plus puissant qui tord le bras du cabinet Trudeau oeuvre à Washington, où on n’a pas l’habitude de s’amuser longtemps avec les voisins récalcitrants.
Or les Américains ont réclamé d’Ottawa une réponse avant le 1er septembre quant à la possibilité d’acheminer le gaz de l’Alaska via le territoire canadien. À défaut de cet accord, ils peuvent envisager le transport par bateau.
Autant pour des raisons militaires qu’industrielles, les Américains ont besoin de cette énergie. Il est impensable que trois mois avant la date limite, le gouvernement canadien n’ait pas arrêté sa décision. Le premier ministre s’est entretenu de la question avec le président Carter, mais personne ne sait au juste quel genre d’engagement a pris M. Trudeau.
Ce qui parait plausible, c’est qu’Ottawa soit d’accord pour accommoder les Américains à brève échéance, tout en retardant encore la mise en chantier d’un gazoduc pour transporter le gaz canadien. Les Américains loueraient alors un corridor à travers le Yukon, en accordant d’avance la permission aux Canadiens de se brancher sur leur gazoduc, le moment venu.
Cette solution mitoyenne aurait l’avantage, pour le gouvernement, de gagner un peu de temps, sans s’attirer les foudres des puissants consortiums américains et du gouvernement de Washington. Mais cela ressemble à de la pusillanimité. Il serait beaucoup plus courageux et juste de prendre sans délai l’engagement de conclure une entente avec les autochtones.
Puisque ce chambardement doit avoir lieu, de toute évidence, pourquoi ne pas accepter tout de suite qu’il se fasse dans l’ordre. « L’intérêt national » qu’aiment à évoquer les politiciens fédéraux n’exclut pas forcément les requêtes légitimes des groupes plus faibles et moins nombreux
Le juge Berger a le grand mérite de réveiller les consciences endormies. Peut-être aura-t-il réussi, après tout, à stimuler l’imagination des politiciens qui se croient impuissants devant la force du dollar américain.
Par Marcel Pepin, Le Soleil, texte paru dans le journal le 11 mai 1977.
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