Supplice des esclaves dans l’Amérique septentrionale
Le supplice des esclaves chez les nations de l’Amérique septentrionale, que nous connaissons, est de les brûler à petit feu. Mais cette scène passe avec tant de circonstances d’une barbarie énorme, que la seule idée en fait frémir. Il est aussi désagréable que difficile d’en donner une description exacte; cependant, comme il faut en parler, voici à peu près ce qu’on en peut dire, et cela suffira pour en avoir quelque connaissance.
Le temps de l’exécution étant arrivé, on peint d’abord l’esclave de diverses couleurs, ce qui doit produire sur lui la même impression que fait à un criminel la lecture de sa sentence. C’est néanmoins un honneur qu’on leur fait, et une déférence qu’on a pour eux. Cependant on fait le cri dans le village pour inviter le monde à assister à ce spectacle, dont la scène doit se passer dans une cabane de conseil ou dans une place publique. Là on attache un poteau, ou bien on dresse un cadre de bois en carré, élevé sur un petit échafaud, et on allume des brasiers, dans lesquels on fait rougir des barres de fer, des poinçons, de méchantes haches, et des bouts de canon de fusil, qui sont bientôt pénétrés de feu.
A voir tout le monde assemblé autour d’un misérable qui va finir ses jours dans les tourments les plus horribles, on dirait qu’il ne s’agit de rien moins que de la sanglante tragédie qui va se passer sous leurs yeux. Tous sont là du plus grand sang-froid du monde. On est assis ou couché sur les nattes comme dans les conseils, chacun s’entretient froidement avec son voisin, allume sa pipe, et fume avec une tranquillité merveilleuse. Ceux même qui plaignent le sort de cet infortuné sont obligés d’étouffer par respect humain les sentiments de compassion qui pourraient naître dans leurs cœurs, de peur qu’on ne leur fît un crime d’être touchés de quelque pitié pour un homme ennemi de leur nation.
Les personnes de la cabane où il a été donné ne le touchent point; il ne serait pas de la bienséance qu’ils devinssent les bourreaux de celui qui a été offert pour représenter quelqu’un de leur famille. Mais chaque cabane en a une autre, qui est obligée de lui rendre ces sortes d’offices, et de fournir des exécuteurs de ceux qu’elle a rejetés. Ce sont ceux-là d’ordinaire qui commencent : d’autres viennent ensuite sur les rangs avec des présents, pour avoir le plaisir de brûler quelque partie du corps à discrétion. Sur la fin, tout le monde s’en mêle indifféremment. La jeunesse surtout s’y distingue, et paraît ingénieuse à le faire souffrir.
Les Anciens offraient des sacrifices d’hommes pris en guerre à leur dieux Mars, ils en immolaient souvent sur les tombeaux de leurs parents et de leurs amis tués dans les combats, et ils croyaient apaiser leurs mânes par ces sortes de sacrifices. C’est ainsi qu’Achille (Homère, Iliade, XXIII, 173-177) fit égorger douze Troyens au bûcher de Patrocle; et que Polixène fut sacrifiée sur le tombeau d’Achille (Euripide, Hécube, 40 et s.) Il est d’autant plus vraisemblable que c’est ici un reste de cette pratique barbare, que la matière la plus ordinaire des sacrifices d’hommes qu’offraient les Mexicains était les prisonniers qu’ils avaient faits dans les batailles. Et, bien qu’aujourd’hui il ne paraisse rien chez ces barbares qui sente le sacrifice dans ces occasions, je croirais pourtant que c’en était un originairement; et je me souviens d’avoir lu dans une ancienne relation qu’un jour que l’on brûlait ainsi un esclave, quelque Français qui y était présent fit attention qu’il y avait un Ancien qui offrait à Areskoui tous les morceaux qu’il coupait du corps de ce malheureux.
Si l’esclave se promène dans la cabane, ou dans la place, on l’arrête, ou l’on va à lui pour le tourmenter s’il est déjà attaché au poteau. Mais, afin que ce plaisir cruel dure plus longtemps, on ne le touche que de loin à loin, sans émotion, ni précipitation. On commence par les extrémités des pieds et des mains, en montant peu à peu vers le tronc : l’un lui arrache un ongle, l’autre décharne un doigt avec les dents, ou avec un méchant couteau; un troisième prend ce doigt décharné, le met dans le foyer de sa pipe bien allumée, le fume en guise de tabac, ou le fait fumer à l’esclave lui-même. Ainsi successivement on ne lui laisse plus aucun ongle; on brise les os de ses doigts entre deux pierres : on les coupe à toutes les jointures; on lui passe et repasse plusieurs fois sur un même endroit des fers embrasés, ou des tisons ardents, jusqu’à ce qu’ils soient amortis dans le sang, ou dans la graisse, qui coulent de ses plaies : on coupe morceau par morceau les chairs rôties; quelques-uns de ces furieux les dévorent, tandis que d’autres se peignent le visage de son sang. Lorsque les nerfs sont découverts, on y insère des fers pour les tordre et les rompre; ou bien on lui scie les bras et les jambes avec des cordes, qu’on tire par les deux bouts avec une extrême violence.
Ce n’est là cependant que comme un prélude, et quelquefois, après avoir passé des cinq et six heures de temps à ce cruel exercice, on délie l’esclave pour le laisser en repos, et on diffère le reste de l’exécution à une autre séance. Mais ce qui paraîtra étonnant, c’est que la plupart de ces malheureux, fatigués et épuisés, dorment si profondément, pendant cet intervalle, qu’il faut ensuite leur appliquer le feu pour les réveiller. Il est néanmoins plus ordinaire de ne point donner un si grand relâche à leurs douleurs, et de ne les point abandonner qu’on ne les ait achevés.
Lorsqu’on commence à brûler au-dessus des cuisses, les douleurs se font sentir bien plus vivement, et la cruauté de ces barbares prend de nouvelles forces, quand l’état pitoyable où est réduit le patient devrait davantage la ralentir. Souvent ils lui font une espèce de chemise avec l’écorce de bouleau à laquelle ils mettent le feu, qui s’y conserve longtemps, et fait une flamme qui a peu d’activité. Souvent ils se contentent de faire des torches de cette écorce, dont ils lui brûlent les flancs et la poitrine; d’autrefois ils passent dans un cercle plusieurs haches qu’ils font rougir dans leurs brasiers, et leur attachent ce cercle autour du col en forme de collier. Ces haches et ces torches font élever des pustules d’où il découle une graisse, où ces bourreaux trempent leur pain, qu’ils dévorent ensuite avec fureur.
Enfin après avoir brûlé lentement toutes les parties du corps, en sorte qu’il n’y a pas un espace qui ne soit une plaie, après avoir mutilé le visage de manière à le rendre méconnaissable, après avoir cerné la peau de la tête, arraché cette peau de dessus le crâne, versé sur le crâne découvert une pluie de feu, de cendres rouges, ou d’eau bouillantes, ils délient ce malheureux, ils le font encore courir s’il en a la force, et l’assomment à coups de bâton et à coups de pierre. Ou bien ils le roulent dans les brasiers jusqu’à ce qu’il ait rendu le dernier souffle de vie qui lui reste, à moins que quelqu’un par pitié ne lui ait arraché le cœur, on ne l’ait percé à coups de poignard, tandis qu’il était arraché au poteau.
La cruauté de ces inhumains s’acharne sur ces malheureux encore après leur mort; et tandis que quelques-uns frappent sur les écorces des cabanes, pour obliger l’âme du défunt à abandonner le village, afin que ses mânes errants ne les épouvantent point en se montrant à eux sous la forme des furies; anthropophages, comme les anciens Scythes et la plupart des autres nations barbares des premiers temps, il s’en trouve qui dépècent le cadavre, le mettent dans la chaudière, et ne lui donnent point d’autre sépulture que leur ventre.
Ainsi finit cette sanglante tragédie, pendant laquelle je ne sais ce qu’on doit admirer davantage, ou l’excès de la brutale férocité de ces inhumains, qui traitent avec tant de cruauté de pauvres esclaves amenés quelquefois de si loin qu’ils ne sauraient être coupables en rien envers leurs meurtriers; ou bien la constance de ces mêmes esclaves, lesquels, au milieu des tourments les plus affreux, conservent une grandeur d’âme et un héroïsme qui a quelque chose d’inimaginable.
Cet héroïsme est réel, et il est l’effet d’un courage grand et noble. Ce que nous avons admiré dans les martyrs de la primitive Église, et qui était un eux l’effet de la grâce et d’un miracle, est nature en ceux-ci, et l’effet de la force de leur esprit. Les Sauvages, ainsi que je l’ai déjà fait voir, semblent se préparer à cet événement dès l’âge le plus tendre. On a vu des enfants accoler leurs bras nus l’un contre l’autre, mettre entre deux des charbons ardents, se défiant à qui soutiendrait la gageure avec plus de fermeté, et la soutenir avec constance. J’ai vu moi-même un enfant de cinq ou six ans, dont le corps avait été brûlé par un accident funeste d’eau bouillante répandue sur lui, qui toutes les fois qu’on le pansait chantait sa chanson de mort avec un courage incroyable, quoiqu’il souffrît alors de très cuisantes douleurs. Scaevola, mettant sa main dans un brasier ardent pour la punir d’avoir manqué son coup, n’est pas plus digne d’admiration que ces peuples, qui éprouvent ainsi à mépriser la vie, à exposer sans crainte, et à la perdre dans les tourments les plus affreux, sans donner le moindre signe de faiblesse.
Je ne sais si l’on doit appeler barbares des courages aussi mâles; mais je sais qu’on trouvera plus d’exemples de ces courages intrépides chez ceux qu’on traite de barbares que chez les nations policées, à qui les arts, et tout ce qui sert à les polir et à les humaniser, procurent une abondance et une douceur de la vie, laquelle ne sert qu’à les amollir et à les rendre lâches.
Parmi les anciens peuples de l’Inde (Strabon, XV, 1, 65), à un certain âge où l’on croyait avoir assez vécu, il était ordinaire de se faire brûler vif soi-même de sang-froid, et de mourir comme Hercule, qui dressa lui-même son bûcher sur le mont Oeta. Alexandre le Grand en vit quelques exemples durant le séjour qu’il fit dans ces pays-là; et quelques-uns de ceux qui voulurent suivre la fortune des Macédoniens en donnèrent le spectacle à la Grèce. Zénon (Clément d’Alexandrie, Stromates, II, 20, 125, 1, d’après Zénon, fragment. 241, Armin), Ed. Du Cerf, Paris, 1954), instruit de leurs maximes, et qui avait peut-être été le témoin d’une pareille scène, les admirait, et disait qu’il aimait mieux voir un Indien lorsqu’il se brûle lui-même, que d’entendre toutes les leçons que fait la philosophie sur la constance.
Encore aujourd’hui, chez quelques peuples des Indes (Pomponius Mela, Géographie, II, 2), où une détestable politique a introduit l’usage qu’avaient aussi autrefois les femmes de certains peuples de Thrace, lesquelles se brûlaient sur le corps de leurs maris morts, on voit dans ces femmes les maximes d’un héroïsme que les dames d’Europe ne leur disputeraient certainement pas. Car, comme entre ces épouses, dont la multitude est autorisée par la coutume, il n’y a que la plus chérie à qui l’honneur appartienne d’accompagner le défunt dans l’autre monde, en se consumant avec lui sur son bûcher; on les voit se disputer entre elles l’avantage de la préférence, triompher d’avoir été choisies, se préparer pour aller au bûcher comme pour aller au bal, gémir au contraire, et quelques-unes même ne pouvoir pas survivre à l’affront d’avoir été rebutées. On voyait la même émulation en Amérique, chez les peuples où des personnes dévouées aux chefs étaient obligées de se faire mourir avec eux, pour aller les servir dans le pays des âmes, comme je le dirai dans la suite.
Quinte-Curce (Histoire d’Alexandre, VII, 10) rapporte qu’entre les prisonniers sogdiens on amena à Alexandre trente jeunes hommes des plus grands seigneurs du pays, tous bien faits, et de bonne mine, lesquels, ayant su qu’on les conduisait au supplice par le commandement de ce prince, se mirent à chanter des chants d’allégresse, à sauter et à danser, en témoignant une grande joie. Le roi, surpris de les voir aller à la mort si gaiement, les fit ramener, et leur demanda d’où leur venait un transport de joie si peu ordinaire à des gens qui voient la mort devant leurs yeux. Ils répondirent que, si tout autre que lui les faisait mourir, ils s’affligeraient; mais qu’étant rendus à leurs ancêtres par l’ordre d’un si grand roi vainqueur de toutes les nations ils bénissaient une mort si glorieuse, et dont les plus grands nommes se feraient honneur. Alexandre, charmé de ce courage, leur fît grâce, et en admit quatre au nombre de ses gardes, lesquels lui furent toujours fidèles.
Les Cantabres et les premiers peuples d’Espagne chantaient lorsqu’on les faisait mourir et pendant qu’ils étaient attachés en croix. Je ne sais si Strabon (III, 4,18), qui rapporte d’eux cette coutume, a eu raison de la traiter de folie, et de la donner comme une marque de leur férocité et de leur bêtise. Je croirais au contraire qu’on devrait l’admirer, autant que nous admirons les plus beaux exemples que l’histoire nous fournit de la vertu romaine.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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