Esclavage: Supplice des esclaves dans l’Amérique méridionale
Esclavage : Le supplice de leurs esclaves a quelque chose de singulier, qui mérite d’être remarqué.
Il n’est pas, à la vérité, accompagné de tant de circonstances d’une cruauté si raffinée, et d’une inhumanité si marquée, que l’est celui des Américains septentrionaux, dont je viens de donner le détail. Mais il a dans un sens quelque chose de plus affreux encore, en ce que, dès que ces malheureux sont faits prisonniers, ils doivent se regarder comme des victimes sûrement destinées à la mort, et qui ont souvent à vivre longtemps dans l’attente incertaine de ce moment fatal, lequel dépend du caprice de ceux qui en sont les maîtres : car, comme entre ennemis ils ne savent ce que c’est que de faire paix ou trêve et que par cette raison leurs haines sont immortelles, ils ne savent aussi ce que c’est que faire grâce, et leur vengeance ne s’assouvit que dans le sang des misérables, que le sort des armes a fait tomber dans leurs fers.
Quelques relations (Hans Staden de Homberg, en Hesse, Histoire d’un pays situé dans le Nouveau Monde, nommé Amérique, Marbourg, 1557 (Paris, 1837, p. 299), II, 28) disent que l’esclave a d’abord un droit d’entrée à payer en arrivant dans le village de ses vainqueurs, comme ceux de la Nouvelle-France. Les guerriers l’abandonnent à la discrétion des femmes et des enfants, qui dansant autour de lui, et l’obligeant à danser lui-même, se font un plaisir barbare d’insulter à sa misère et passent sur lui leur première rage, et leur haine invétérée contre ceux de sa nation, en lui faisant essuyer divers mauvais traitements (Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil, ch. 15, édition 1880,II).
André Thévet (La Cosmographie universelle, XXI, 15, p. 944a, 2 volume, Paris, 1575; volume II) dit au contraire qu’ils font toutes sortes de caresses aux prisonniers, et qu’ils les parent si bien de divers ornements faits de plumes, qu’on dirait à les voir qu’ils sont les chefs de ceux-là même dont ils ne sont que les esclaves. La première chose qu’on fait à leur égard, c’est de les conduire au tombeau de ceux pour qui ils sont donnés, de le leur faire renouveler, pour prendre acte qu’ils doivent se regarder comme des victimes destinées à être immolées pour apaiser leurs mânes.
On les conduit ensuite dans le village, où loin de les maltraiter, et de les mettre en prison, on les établit comme les ma^tres dans les cabanes de ceux dont its ont orné les sépulcres. On leur apporte tout ce qui a servi aux défunts, leur hamac, leur arc, leurs flèches, et leurs ornements de plume qu’ils ont obligés de laver et de nettoyer avant que de s’en servir. Si les défunts ont laissé des veuves, on les leur donne pour épouses, autrement on leur donne les sœurs de ceux qui les ont faits prisonniers, ou de ceux à qui ils doivent être sacrifiés, ou bien même de celui qui doit les immoler. Ils ont sur cela des règles établies que les auteurs ne laissent qu’entrevoir; mais personne de ceux qui ont cette obligation ne se fait une difficulté de donner sa sœur pour épouse à cex malheureux, on se fait même honneur de cette alliance.
Celui qui est le maître de l’esclave choisit en même temps une personne à qui il destine l’honneur de lui porter le coup mortel : et celui-ci que cette action doit rendre considérable invite la nation et ses alliés pour déterminer le jour de l’exécution. Il fait pour cela un grand festin, où tous les invités se rendent, et où l’esclave qui y fait un principal personnage voit de sang-froid et sans s’émouvoir le choix que chacun fait de quelqu’un de ses membres, et les présents qu’on lui apporte pour payer celui qu’il a retenu. On lui met cependant au col un collier, où bien des ossements de poisson, dont le nombre marque celui des lunes ou des mois qu’on lui laisse encore pour vivre. A chaque lune on ôte un de ces noyaux, ou de ces ossements; et, quand il n’en reste plus qu’un, il peut être assuré qu’à la fin de cette lune il sera offert en sacrifice.
Je dis qu’il sera offert en sacrifice, car cette terrible fête se célèbre avec tant d’appareil et de cérémonie qu’elle a tout l’air d’un acte de religion. On s’y prépare de longue main, en disposant toutes choses pour cette action, laquelle ne se fait jamais sans un « grand vin », c’est-à-dire sans un festin solennel, où l’on invite tous les amis, tous les voisins, et les alliés de la nation qui fait les frais de la solennité.
Les femmes chargées du soin des préparatifs sont longtemps occupées à faire avec de la terre grasse de grands vaisseaux propres à contenir et à faire fermenter leurs boissons enivrantes, connues sous les noms de caouin, d’ouicou, et de chica. Elles en font aussi d’autres plus petits, qui doivent servir pour mettre les couleurs avec lesquelles on doit peindre l’esclave et l’instrument de son supplice. Elles font cuire tous ces vaisseaux à un feu lent, de la manière dont je l’ai déjà expliqué. Après cela elles filent une longue corde de coton, ou d’écorce d’arbre, dont on doit lier l’esclave, et elles travaillent avec beaucoup de propriété, plusieurs nœuds pendant avec des plumes de diverses couleurs, dont elles ornent le bouton, ou la massue avec laquelle il doit être assommé. L’esclave, à qui on ne laisse point ignorer que tous ces préparatifs le regardent, voit tout cela d’un œil tranquille, et n’en est pas plus ému que s’il s’agissait d’une chose indifférente et qui intéressât tout autre que lui.
Cependant, pour l’accoutumer à une solennité, dont réellement il doit être le principal acteur, on le produit pendant quelques jours dans la place publique où il doit être sacrifié, et là on se divertit à ses dépens en l’obligeant de chanter et de danser, et en chantant et dansant autour de lui, suivant la cadence de sa chanson, après quoi on le ramène tranquillement chez lui.
Ceux qu’on a invités à la fête se rendent de toutes parts au temps marqué, et le chef du carbet ou du village, leur faisant compliment sur leur arrivée, les exhorte à prendre part à leur joie, et les félicite par avance du plaisir qu’ils auront à se nourrir de la chair d’un de leurs ennemis.
Tous les apprêts du festin étant faits, on en détermine le jour au temps précis où le caouin doit être dans sa boîte. La veille de ce grand jour les femmes vont prendre l’esclave chez lui. Elles lui attachent au col cette corde, nommée en leur langue mussurana, qu’elles ont tissée pour cette effet. Après quoi, l’une d’entre elles lui peint tout le corps de diverses couleurs, sur lesquelles elle répand une poudre de couleur, cendrée faite de de concassées de certains œufs d’oiseau. Elle ajoute à cet ornement divers tours de plumasserie, de sorte qu’il est paré comme pour un jour de triomphe.
Pendant qu’on orne ainsi l’esclave, toutes les autres femmes l’environnent, et font retentir l’air du bruit de leurs chansons, et trembler la terre du bruit de leurs chansons, et trembler la terre du trépignement de leurs pieds. On peint de la même manière, et au son de la même harmonie, le boutou ou la massue fatale dont il doit être frappé. On porte ensuite avec pompe cette massue dans une cabane vide, qui Hierôme Staad nous représente presque comme un temple, où ils conservent avec respect leurs maracas, qu’il croit être leur divinité. On la suspend au milieu de cette cabane, et les femmes y passent la nuit en chantant et en dansant de toutes leurs forces.
Le lendemain, à peine le soleil a-t-il paru sur l’horizon, que les Sauvages s’étant purifiés, selon la coutume qu’ils ont de se baigner tous les matins, et s’étant fait peindre et orner de leurs plus beaux atours, s’assemblent dans le lieu où doit se faire le festin, et u conduisent l’esclave qu’ils placent au milieu d’eux. Les femmes, d’un autre côté, allument des petits feux autour des vaisseaux, qui renferment leurs boissons, et les échauffent jusqu’à ce qu’elles soient tièdes. Ce n’est ici qu’un festin à boire, et non point à manger. Mais les Sauvages méridionaux boivent si bien, à la façon des anciens Scythes, et sont d’une ivrognerie si démesurées, qu’il n’y a pas actuellement de nation au monde qui puisse leur être comparée en ce point. C’est ce qui le ministre de Léry (Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil, ch.9, éd. 1880, I, 15) nous exprime bien par cette exclamation magnifique. « Arrière, Allemands, Flamands, Lansquenets, Suisses, et tous qui faites cahous, et profession de boire par-deçà! Car tout ainsi que vous mêmes après avoir entendu comme nos Américains s’en acquittent, confesserez que vous n’y entendez rien au prix d’eau, aussi faut-il que vous leur cédiez en cet endroit! »
Les femmes donc, ayant ouvert les vaisseaux, en remplissent de grandes coupes faites de calebasses coupées par la moitié, dont quelques-unes tiennent plus de trois chopines de Paris, et les portent au milieu du carbet, où les hommes dansant autour d’elles les reçoivent de leurs mains et les avalent d’un seul trait. Ce ne sont qu’allées et venues de ces femmes, qui vont chercher de la boisson, et qui ne s’oublient pas elles-mêmes, buvant autant dans leur particulier, que leurs maris le font en public.
« Mais savez-vous combien de fois? » (continue l’auteur que j’ai cité) jusqu’à tant que les vaisseaux, y en aût-il une centaine, seront tous vides, et qu’il n’y restera pas une seule goutte de caouin dedans. Et de fait je les ai vus, dit-il, non seulement trois jours et trois nuits sans cesser de boire; mais aussi après qu’ils étaient si soûls et si ivres, qu’ils n’en pouvaient plus (d’autant que quitter le jeu eût été pour être réputé efféminé, et plus que Schelm (coquin ou fripon) entre les Allemands) quand ils avaient rendu leur gorge, c’était à recommencer plus belle que devant.
« Tant que ce caouinage dure, ajoute-t-il plus bas, nos friponniers et galebontemps (gais compagnons) de Brésiliens, pour s’échauffer tant plus la cervelle, chantant, sifflant, s’encourageant et exhortant l’un l’autre de se porter vaillamment, et de prendre force prisonniers quand ils iront en guerre, étant arrangés comme grues, ne cessent en cette sorte de danser, et aller et venir par la maison où ils sont assemblés jusqu’à ce que cela soit fait : c’est-à-dire, ainsi que j’ai déjà touché, qu’ils ne sortiront jamais de là tant qu’ils sentiront qu’il y aura quelque chose dans les vaisseaux. Et certainement pour mieux vérifier ce que j’ai dit, qu’ils sont les premiers, et superlatifs en matière d’ivrognerie; je crois qu’il y en a tel, qui, à sa part en une seule assemblée, avale plus de vingt pots de caouin. Mais surtout, quant à la manière que je les ai dépeints au chapitre précédent, ils sont emplumassés, et qu’en cet équipage ils tuent et mangent un prisonnier de guerre faisant ainsi les bachanales à la façon des anciens païens, etc. »
L’esclave à qui l’on sert à boire comme aux autres ne laisse passer aucun des coups qu’on lui porte sans l’avaler de grand cœur; il s’efforce de paraître gai, et plus content qu’aucun de ceux qui composent l’Assemblée. Il chante, il danse de son mieux; et tandis que chacun de ceux qui l’entourent vante ses exploits ou ceux de ses ancêtres, et qu’il se fait une gloire d’avilir ceux des nations ennemies de la leur, l’esclave fait aussi trophée de ses belles actions, et n’épargne point à ceux qui le tiennent prisonnier, et qui se réjouissent de son malheur, les injures les plus outrageantes et les imprécations les plus terribles.
On prend un jour de repos après le festin solennel, et pendant ce temps-là l’esclave, privé alors de sa liberté, est mis en prison dans une petite case qu’on lui dresse exprès au milieu de la place publique, dans l’endroit même où il doit être immolé, et on l’y garde très étroitement. La nuit qui précède l’exécution, les femmes vont encore danser dans la cabane où le boutou est suspendu, et continuent leurs chants jusqu’au lever de l’aurore.
Enfin on commence le dernier acte de cette tragédie par retirer l’esclave de sa prison, qu’on démolit, et l’on prépare la place pour la cérémonie. Cela étant fait, les guerriers bien empanachés, et couverts de leurs rondaches faites d’un cuir fort et épais, viennent prendre l’esclave. Ils lui délient la corde qu’il a autour du col, ils la lui passent par le milieu du corps, et le font courir en cet état, plusieurs guerriers tenant les deux bouts de cette longue corde des deux côtés, de sorte qu’ils peuvent l’arrêter tout court quand ils le jugent à propos.
On le conduit en cet équipage au milieu de la place, où tout le peuple le suit en foule, hommes, femmes et enfants, chacun lui faisant une fête du plaisir qu’ils auront de le faire boucaner et de le manger. On l’exhorte cependant à venger sa mort prochaine, et on lui laisse la liberté de ramasser des pierres, et des têtes de pots cassés, dont la place est toute parsemée à ce dessein. Il les lance en effet avec roideur sur tout le monde indifféremment; les guerriers se couvrent de leurs rondaches; mais malheur aux femmes, qui n’ayant pas de quoi se garantir tombent sous ses coups; car à ce jeu il y en a toujours plusieurs de blessés.
Cet exercice d’une récréation assez mal plaisante étant fini, on arrête l’esclave immobile au milieu de la place : on allume un feu devant lui à deux pas de distance, qui me paraît être comme la divinité à laquelle il doit être sacrifié. En même temps une femme, à qui on a donné la commission d’aller chercher la massue, la porte triomphalement, poussant de grands cris de joie, et la dépose entre les mains d’un guerrier, lequel se plaçant immédiatement devant l’esclave la tient élevée sous ses yeux, et lui présente continuellement le fatal instrument qui doit mettre fin à sa vie.
Celui à qui l’honneur est destiné de porter le coup mortel, et qui s’est tenu caché jusqu’à ce moment pour se disposer par le jeûne et par la retraite à cette grande action, se présente alors dans la place accompagné de quinze ou vingt guerriers, qui lui servent comme de parrains, ornés comme lui, et peints de diverses couleurs, sur lesquelles est répandue, depuis les pieds jusqu’à la tête, cette poudre cendrée, dont a déjà peint l’esclave et la massue.
Le chef du carbet ou du village, prenant la massue entre les mains de celui qui la tenait, va au-devant de lui, la lui présente, et la passe ensuite entre ses jambes comme par respect. Celui-ci, saisissant la massue des deux mains, et se mettant en posture de frapper, adresse ces paroles à l’esclave : « N’es-tu pas de telle nation ennemie de la nôtre, qui a tué plusieurs de nos pères, de nos frères, de nos femmes, de nos enfants, et de nos alliés? – Oui vraiment, dit l’esclave, j’en suis, et j’en fais gloire; je ne me suis pas épargné moi-même à vous faire du mal; j’ai tué tant et tant de personnes; je me suis nourri de leur chair. »
Puis entrant dans le dernier détail de tout ce qu’il a fait, exagérant ses prouesses, il n’oublie rien de ce qu’il croit plus propre à aigrir ceux qui l’écoutent. « Oh bien, reprend le guerrier, c’est pour ce sujet-là même, que, puisque nous sommes aujourd’hui maîtres de ta personne, et que nous te tenons entre nos mains, tu ne nous échapperas pas, que je vais te donner le coup de la mort, que nous ferons rôtir tes membres pièce à pièce, et que nous les mangerons jusqu’aux os. – A la bonne heure, reprend l’esclave, j’y consens, et vous faites bien; mais soyez assurés que ceux de ma nation me vengeront, et que ma mort vous coûtera cher. » A peine a-t-il prononcé ces dernières paroles que l’exécuteur ou le sacrificateur lui décharge sur la tête, à côté de l’oreille, un coup de massue d’une telle roideur que d’ordinaire il le renverse mort à ses pieds, où il donne à peine après ce coup quelques signes d’un faible reste de vie.
L’épouse de ce malheureux s’approchant alors du cadavre, on lui laisse quelques moments de temps pour répandre sur lui quelques larmes, et pour honorer son trépas de quelques lamentations. Mais ce deuil est bien court, et bien peu sincère sans doute, puisqu’elle ne renonce pas au droit qu’elle a d’en manger comme les autres, et qu’elle est souvent des plus ardentes à marquer le désir qu’elle a de s’en nourrir.
Après ces pleurs de pure cérémonie, les femmes prennent le cadavre, le font griller sur un petit feu pour le nettoyer, et le lavent bien avec de l’eau bouillante jusqu’à ce que la peau soit extrêmement blanche. Celui à qui l’esclave appartenait vient ensuite avec quelques aides pour dépecer le corps. Il en coupe d’abord les brase à la jointure des épaules, et les cuisses au-dessous du genou, que quatre femmes portent avec de grands cris de joie par tout le village comme en triomphe. Il divise ensuite le tronc; et après en avoir retiré les viscères, il en fait plusieurs autres partage, comme de la chair qu’on étale à la boucherie. Les pères et les mères, qui assistent à ce spectacle, ramassent avec soin le sang qui découle de ce corps, et en frottent le visage, les bras, les cuisses et les jambes de leurs enfants, pour les animer et pour exciter dans leurs jeunes cœurs cette haine immortelle qu’ils couvent contre les ennemis de leur nation.
Le corps étant ainsi dépecé, les hommes retiennent pour eux les chairs solides, selon la distribution qui en avait anciennement été faire, et ils les font cuire, selon l’usage qu’ils ont de faire boucaner les viandes. La tête et les viscères sont le partage des femmes et des enfants, de manière cependant qu’il n’y a que ces derniers qui mangent la cervelle et la langue; ce qui sans doute se fait par un esprit de quelque superstition. Les femmes font bouillir cette tête et ces viscères dans la chaudière, et y mêlent de leur farine, dont elles font une espèce de sagamité.
Soit appétit pour la chair humaine, soit rage et fureur contre leurs ennemis, il n’est personne qui n’en mange, et qui ne témoigne qu’il y trouve un goût très fin et tr;es délicat. Lorsque tout est dévoré, on choisit parmi les os ceux qui sont propres à faire des flûtes, dans lesquelles ils bravent encore la mémoire de ceux qui ont eu le malheur de périr par leurs mains. Le crâne et le reste des ossements est porté dans une espèce de charnier qu’on conserve dans le village, qui leur sert sert comme de trophée et de monument de leur victoire, qu’ils montrent par curiosité aux étrangers dont ils sont visités, comme des témoignages authentiques de leur bravoure.
Le sacrificateur qui a immolé cette victime infortunée acquiert par cette belle action une gloire, laquelle doit l’immortaliser parmi les siens; et il doit porter dans la suite des marques d’honneur qui dureront autant que sa vie. On lui impose d’abord avec solennité un nouveau nom, qui est pour lui comme un nouveau titre de noblesse, et qui sert beaucoup à l’accréditer. Le chef du carbet le lui donne lui-même, et prenant une dent d’acouti, ou de quelque autre animal, bien tranchante, il lui fait de longues incisions sur les épaules, sur la poitrine, sur les bras, sur les cuisses, et sur les jambes, d’où il découle beaucoup de sang, qu’on a soin d’arrêter avec du charbon pilé. Ces incisions lui laissent sur le corps des vestiges ineffaçables, semblables à ceux dont j’ai déjà parlé, en traitant de leurs peintures caustiques. Ils sont autant de preuves éternelles de sa valeur, et ils sont en même temps comme une espèce de consécration, dont le poète Prudence (Le Livre des couronnes, X, 1076 – 1080, Paroles du saint martyr Romain contre les païens : « Que dire des stigmates que reçoit celui qui se fait consacrer? On place sur un foyer de fines aiguilles et avec elles on brûle les membres, pour les marquer au feu; quelle que soit la partie du corps que le fer ardent a marquée, on prétend qu’elle est ainsi consacrée. » Paris,:Les Belles-Lettres, 1951, p. 156) nous donne la preuve dans qu’il fait dire à saint Romain au sujet des prêtres de Cybèle.
Il semble aussi que ce soit une expiation funéraire, et un reste de ce qui était en usage autrefois en Orient parmi les Gentils, et même parmi les Hébreux, lesquels adoptaient toutes les superstitions qu’ils voyaient faire à leurs voisins. C’est ce que nous devons inférer de la défense que Dieu fait à son peuple, quand il lui dit : « Vous ne ferez point d’incisions sur votre chair à l’occasion des morts, et vous n’y tracerez point de figures ou de caractères ineffaçables. C’est moi qui suis le Seigneur (Lévitique, XIX, 28).
Il doit après cette opération se retirer, et passer plusieurs jours dans la retraite et dans le jeûne, assis ou couché dans son hamac, mais, afin que ses brase ne s’engourdissent pas, et que l’horreur du meurtre qu’il vient de commettre ne les lui rende pas tremblants et inhabiles à tirer de l’arc, il s’exerce pendant ce temps-là à décocher des flèches contre un but préparé pour cet effet.
Ce qu’il y a de plus barbare et de plus horrible dans la haine qu’ils conservent contre leurs ennemis, c’est que si l’esclave a eu quelque enfant de l’épouse qu’on lui avait donnée, quoique souvent elle soit des plus considérables du village, on ne regarde en lui que le sang de son malheureux père, et qu’il est infaillible que tôt ou tard il sera immolé comme lui, et mangé de la même manière; barbarie que j’avoue être sans égale, au-dessus de laquelle rien ne peut aller, et qui met le comble à la brutalité de ces anthropophages.
On pratique toutes les mêmes cérémonies pour faire mourir les femmes que le sort de la guerre a fait tomber entre leurs mains. Les Brésiliens néanmoins ne leur donnent point de maris, comme ils donnent des épouses aux hommes. Les Caraïbes en usent un peu différemment; car quelquefois ils donnent la vie à ces femmes, et les prennent pour épouses, mais elles ne portent point de brodequins; elles ont les cheveux courts comme une marque de leur esclavage, et sont souvent victimes de leur caprice, comme je l’ai déjà dit (Aristote, Rhétorique, I, 11, 26, et Lucien, le Navire ou les Souhaits, 3, disent que les cheveux portés dans leur longueur sont des signes certains de liberté et d’ingénuité).
Presque toutes les nations barbares de l’Amérique sont anthropophages; mais les Américains méridionaux sont plus tachés de cette inhumanité que les autres. Je ne sache guère que les Abenaquis qui en aient horreur, et à qui on ne puisse par reprocher la cruauté des autres nations.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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