Le gouvernement doit-il venir en aide à Massey-Ferguson ?
La société Massey-Ferguson est confrontée à des problèmes financiers qui risquent de provoquer sa banqueroute. De façon immédiate, l’entreprise doit conclure un projet de refinancement de 600 millions de dollars afin d’alléger le fardeau de sa dette qui se chiffre, par 1,5 milliard de dollars.
À moyen terme, l’importante entreprise d’instruments aratoires doit capturer une part de marché qui assurera sa viabilité. Le problème a maintenant débordé le cercle des investisseurs privés et des banquiers qui ont demandé aux gouvernements de leur venir en aide.
La trame de cette tragédie s’ourdit depuis déjà quelques années. L’industrie nord-américaine des instruments aratoires se caractérise par un degré de concentration très élevé. Les quatre sociétés les plus importantes détiennent 47% du marché, en termes de volume des ventes. Les huit entreprises les plus importantes comptent 61% du marché. Toutes, à l’exception de Massey-Ferguson, sont des entreprises multinationales ayant leur siège social aux États-Unis. La multinationale Massey-Ferguson est la seule de ces grandes entreprises à avoir son siège social au Canada. Toutefois, la majorité de ses travailleurs sont aux États-Unis.
Depuis quelques années l’industrie encourt des difficultés sérieuses à cause du ralentissement de la croissance économique aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés. Quant au Canada, 90% de ses exportations d’instruments aratoires se dirigent vers les États-Unis; 85% de nos importations de ces produits proviennent des Américains. Certains prétendent que l’absence de barrières tarifaires entre le Canada et les États-Unis, dans ce secteur, tout en aidant la croissance de nos activités commerciales, a encouragé notre dépendance du marché américain.
Au cours de la dernière décennie, le Canada a enregistré un déficit commercial important au chapitre des instruments aratoires. Ce déficit reflète, en partie, l’orientation vers le marché américain et, conséquemment, la faiblesse de pénétration du Canada sur les marchés mondiaux. Pourquoi Massey-Ferguson n’aurait-elle pas mieux diversifié ses marchés? On peut prétendre que les filiales canadiennes des entreprises d’instruments aratoires américaines aient été empêchées, par la maison mère, de parcourir trop vigoureusement les marchés internationaux. Mais Massey-Ferguson est une entreprise canadienne et ne peut pas se cacher derrière un tel prétexte.
Il faut dire aussi que les dirigeants actuels de Massey-Ferguson reconnaissent que l’entreprise n’a pas suffisamment diversifié ou élargi sa gamme de produits. Par exemple, l’entreprise ne peut pas concurrencer sur le marché des gros tracteurs, lequel est relativement attrayant à l’heure actuelle.
Ces mêmes dirigeants ont fait des efforts considérables pour rationaliser la production de Massey-Ferguson et en réduire les coûts. Ils ont déjà coupé le nombre d’employés d’environ 7,000 personnes. Mais l’héritage du passé pèse lourdement. Il semble que les actionnaires, les investisseurs privés et les banquiers, c’est-à-dire les milieux qui devraient le mieux connaître l’entreprise, hésitent maintenant à accepter la gageure de l’avenir. Ces mêmes investisseurs qui plaident souvent contre un étatisme qu’ils décrivent comme proliférant et paralysant, tendent maintenant la main à l’État.
Dans le cas de Massey-Ferguson, l’entreprise n’invoque pas le fardeau de la réglementation excessive pour expliquer ses difficultés. Elle reconnaît que ses problèmes reflètent son manque d’adaptation à l’évolution des marchés canadiens et domestiques. Revient-il à l’État le mandat de partager le poids de ces erreurs? L’entreprise a-t-elle démontré qu’à long terme elle pourra maintenir les emplois qu’elle juge présentement nécessaire de préserver? Pourquoi ses financiers sont-ils donc si hésitants?
En fait, en se tournant vers l’État pour partager les risques de Massey-Ferguson, nos hommes d’affaires soulèvent toute la question de l’indépendance du secteur privé par rapport au secteur public ou politique. Cette question touche au cœur même du système de la libre entreprise. Bien sûr, un système quelconque d’entreprises se maintiendra: il n’existe véritablement pas de mécanisme pour le remplacer. Mais depuis plusieurs années déjà, le secteur politique est intervenu de plus en plus fréquemment dans le secteur privé. À un point tel que les hommes d’affaires demandent à l’État de se délester de ce qui peut être remis.
Il semble toutefois que ces mêmes hommes d’affaires n’aient pas compris que souvent leur propre comportement ouvre la voie à une intervention plus grande. En fait, en déchargeant ses citoyens et ses hommes d’affaires d’une part grandissante de responsabilités, le gouvernement risque de les anesthésier. Les hommes d’affaires peuvent penser que le cas particulier de Massey-Ferguson mérite l’attention du gouvernement. Mais espérons qu’ils sont conscients que leurs demandes répétées pour l’aide gouvernementale ouvre la voie à des interventions plus nombreuses. À trop donner, l’État pourrait trop prendre.
(Par Marie-Josée Drouin, collaboration spéciale pour La Presse, texte publié 14 octobre 1980).
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