Les sciences à Montréal et à Québec au XIXe siècle
Par Léon Lortie
I
Science au XIX siècle – Quoi que puisse en penser M. Valéry, l’étude de l’histoire est un guide précieux. Ce n’est pas sans besoin que nous nous retournons vers un passé pas très vieux, au moment où nous croyons assister à la naissance d’une science canadienne-française. Les quelques notes que j’ai pu recueillir sur l’enseignement des sciences au cours du XIXe siècle montrent que le mouvement actuel n’est qu’une reprise, pour ne pas dire une renaissance.
Dans des circonstances bien moins favorables nos pères ont manifesté, il y a une centaine d’années, un goût prononcé pour les sciences. Goût qui s’est extériorisé sous diverses formes dont les revues et les journaux contemporains nous ont gardé le souvenir. Combien d’analogies ne pourrions-nous pas établir entre ces deux époques, la nôtre et la leur !
Même enthousiasme, mêmes réclamations, mêmes critiques aussi. Déjà on recherchait les causes qui avaient retardé l’enseignement au Canada. Par contre, on était très fier d’annoncer que l’enseignement des mathématiques se donnait dans toutes les classes du cours classique. Autant de nouvelles qui vous semblent d’hier et qui sont plus que centenaires.
II Science au XIX siècle
L’histoire de nos origines scientifiques nous ménage plusieurs surprises de ce genre. Malgré toute la bonne volonté et la formidable énergie de nos éducateurs, l’enseignement secondaire, à Montréal, du moins, n’était guère reluisant dans les années qui suivirent la conquête. Lin visiteur américain s’étonnait, à la fin du XVIIIe siècle, que le collège de Montréal fût sans laboratoire de physique et sans bibliothèque scientifique, et qu’on fût en retard de 200 ans sur ce qui s’enseignait alors en France.
De 1794 à 1796, l’arrivée de plusieurs sulpiciens français chassés par la Révolution dota Montréal, dans la personne de MM. Houdet, Chicomeau et Rivière, de nos premiers professeurs de philosophie et de sciences. Ces travailleurs infatigables furent de véritables initiateurs. Les cahiers qu’ils ont rédigés sur les mathématiques et les sciences naturelles sont conservés pieusement par le Petit Séminaire de Montréal.
En 1799 M. Houdet avait monté un cabinet de physique dont il avait fabriqué lui-même une bonne partie des appareils. Ce musée s’enrichit en 1822 d’une collection de minéraux offerte par l’abbé Haùy, et d’un cahier de références manuscrit du célèbre cristallographe. La mort de M. Houdet, survenue après trente années consacrées à l’instruction des jeunes Canadiens, ne ralentit pas le zèle de se$ collaborateurs qui firent enseigner, vers 1830, les mathématiques dans toutes les classes.
En plus de l’intérêt suscité chez les élèves par ces innovations, nous constatons, en lisant les journaux de l’époque, la curiosité du public à leur égard. Ainsi, le Dr J. B. Meilleur signait des articles de vulgarisation dans La Minerve et dans Le Spectateur canadien.
III
La Bibliothèque canadienne de Michel Bibaud se targuait d’être un périodique littéraire et scientifique. De fait, outre l’obligatoire chapitre d’Histoire du Canada du directeur, on trouvait dans chaque livraison plusieurs pages consacrées à la botanique, à la zoologie et à la médecine. Plus tard, Bibaud ira même jusqu’à reproduire régulièrement les rapports des séances de l’Académie des Sciences de Paris que publiaient les journaux français.
Jean-Antoine Bouthillier avait publié en 1809, à Québec, un Traité d’arithmétique à l’usage des Écoles. II y eut des rééditions en 1829, et en 1852, qui sont au catalogue de la collection Gagnon à la Bibliothèque municipale de Montréal. Michel Bibaud lui-même avait fait paraître à Montréal, en 1816, l’Arithmétique en quatre parties.
IV Science au XIX siècle
Vingt ans plus tard, Ladreyt donne sa Nouvelle Arithmétique raisonnée, un in-octavo de 120 pages précédées d’une introduction. En 1824, paraît à Trois-Rivières, le Nlouveau traité de la sphère d’après le système de Copernic, à l’usage du séminaire de Nicoiet.
La chimie n’est pas non plus négligée. François-Xavier Blanchet fait imprimer à New-York, dès le début du siècle, ses Recherches sur la Médecine ou l’application de la chimie à la Médecine, livre curieux qui, selon le mot du Dr Léo Pariseau, est le modèle des recherches qu’il ne faut pas faire. En 1820, c’est A. G. Douglas qui fait imprimer une « Traduction libre et abrégée des leçons de chimie du Chevalier H. Davy.«
V
Quelques années plus tard, le Dr Tracey, à Montréal, devait professer, à partir du 12 novembre 1827, des leçons de chimie, rue Saint-Pierre, les lundis, mercredis et vendredis, jusqu’au premier mai.
À Québec, Blanchet, déjà nommé, s’était proposé de donner des cours gratuits de chimie et de géologie à l’Hôpital des Émigrés, tandis que son fils, qui a étudié en Angleterre, enseignerait l’anatomie. Whitelaw, toujours dans la Vieille Capitale, annonçait des cours de chimie. Un peu plus tard, en 1833, J.-B. Meilleur publie chez Duvernay son Cours abrégé de Leçons de Chimie.
Puis, en 1837, dans Le Glaneur, imprimé à St-Charles sur Richelieu, il commence une nouvelle édition de cet ouvrage sous forme catéchistique. Les premières livraisons seules ont pu voir le jour. Joseph Cauchon, le futur homme politique, alors étudiant en droit, publie à Québec, en 1841, des notions élémentaires de Physique, avec planches, à Vusage des maisons d’éducation.
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Des sociétés scientifiques surgissaient à Québec et à Montréal. Dans la capitale se fondait en 1827, sous le patronage de Lord Dalhousie, la Société Canadienne pour l’Encouragement des Arts et des Sciences, ancêtres de notre Association canadienne-française pour l’Avancement des Sciences. Le colonel Jos. Bouchette, arpenteur général, en était le président, et le Dr Xavier Tessier, le secrétaire.
La Société commença par instituer un concours doté de prix et de médailles. Un des premiers lauréats, en 1828, fut Valère GuiUet, notaire d’Yamachiche, auteur d’un Petit système d’agriculture qui parut dans le recueil de Michel Bibaud. Un de ses membres, W. Green, fut lauréat de la médaille Isis, récompense que lui accorda la Société d’Encouragement des Arts, de Londres, pour un travail sur les peintures et les couleurs fabriquées au Canada.
Un deuxième concours eut lieu l’année suivante et de nombreux prix furent distribués. Mais, cette même année, la Société fusionna avec la « Société littéraire et philosophique de Québec » qui, tout en conservant son nom, eut, dès lors, une section scientifique. Chose curieuse, et qui étonnera ceux qui prétendent que nous n’avons pas de dispositions pour les sciences, cette section fut toujours plus active que celles des lettres et des arts.
À même les crédits votés par l’Assemblée législative, la Société acheta des appareils et des instruments de physique, d’astronomie et d’électricité, destinés à ses cabinets et à son musée.
VII Science au XIX siècle
Les Québécois avaient un magnifique exemple devant les yeux, bien fait pour les inciter à cultiver les Sciences naturelles. Pierre Chasseur, sculpteur et doreur de son métier, avait rassemblé une fort belle collection d’histoire naturelle. Cet artisan, sans grande instruction avait eu l’heureuse idée de présenter chaque sujet dans son habitat, de manière à faire voir d’un .seul coup d’œil l’histoire et les habitudes de l’animal en vue. C’était, avant la lettre, la formule la plus moderne de présentation des pièces de musée.
À la mort de Pierre Chasseur, l’Assemblée législative acheta ce musée et chargea le Dr Meilleur, qui en avait proposé l’acquisition, de le classer d’après les trois règnes. Belle préoccupation scientifique, mais qui dut enlever tout le cachet de la disposition originelle du musée. L’incendie des édifices du Parlement détruisit presque complètement cette intéressante collection.
D’autres gestes témoignent de l’ardeur de ces néophytes. Possédés d’un beau zèle, ils n’hésitèrent pas à publier des recueils exclusivement scientifiques. Xavier Tessier fut d’une singulière activité. En 1826, il fit paraître le Journal Médical de Québec qui vécut deux ans. Il songea même à publier un Journal de Sciences naturelles pour lequel il écrivit un prospectus prometteur, mais qui demeura à l’état embryonnaire.
La Société des Arts et des Sciences livra un seul volume de ses transactions. Les médecins se font surtout remarquer par leur ardeur à diffuser les connaissances qu’ils ont acquises à l’étranger. Plusieurs d’entre eux se font imprimer à New-York et même à Paris. Entre autres, Tessier lui-même fait éditer à New- York « The French Practice of Médecine, being a translation of L.-J. Begin’s Therapeutics; with occasional notes and observations illustrative of the treatment of diseases in the climate of America ».
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L’ouvrage en deux volumes est de 1829. La même année, F. O. Doucet donne : « On the médical Systems which hâve existed in France since the heginning of this century ». C’est un léger in-octavo de 26 pages publié à New-York. Ce même Doucet avait fait paraître à Paris, l’année précédente, si l’on en croit Michel Bibaud, des Fragments de médecine pratique.
De nombreux médecins étudient en France, en Angleterre et aux États-Unis, tandis qu’en 1831, une loi constitue le Bureau des Examinateurs de Médecine du Bas-Canada.
L’année même où se fonde à Québec la société dont j’ai déjà parlé, Montréal voit naître la « Montréal Naturalists Society » fondée par des médecins anglais, mais dont quelques Canadiens français, comme J.-B. Meilleur, Toussaint Pothicr, Guillaume Vallée, Jules Quesnel feront partie. Les bureaux de direction ne contiennent guère, pour les premières années, que des noms anglais.
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Peu à peu, les nôtres s’imposent, et, en 1857, Huguet Latour en est le vice-président. L’Association américaine pour l’Avancement des Sciences tient, cette année-là, son congres dans notre ville, sur l’invitation de Sir William Logan. Pour faire pièce à cette société anglaise, Maximilien Bibaud organise, en 1856, l’Institut Polytechnique dont une classe est consacrée aux Sciences. Il faut voir l’enthousiasme des journaux à l’inauguration de cet institut.
La Patrie est dithyrambique. Le Canada possède enfin son Académie. Plus heureux que la France qui ne put trouver que des savants étrangers lorsque Colbert fonda l’Académie des Sciences, le Canada peut se glorifier de ses propres fils, comme Sir William Logan dont la renommée a traversé les mers. Compte-rendu savoureux, c’est le moins qu’on puisse dire. Nos petits séminaires et collèges dont plusieurs avaient vu le jour depuis le début du siècle, étaient au même diapason, et chacun d’eux pouvait s’enorgueillir d’un professeur de sciences.
X Science au XIX siècle
On enseignait les hautes mathématiques à Saint-Hyacinthe où la personnalité de messire François Désaulniers, qui introduisit au Canada l’étude de la philosophie thomiste, imposait partout le respect et l’admiration. L’abbé Isaac Désaulniers, frère du précédent, L’érudit professeur de Nicolet, se tenait au courant des recherches de ses contemporains étrangers.
Voici une anecdote qui fait saisir jusqu’à quel point ces deux frères s’adonnaient aux choses de l’esprit. L.O. David raconte qu’ils étaient venus de grand matin voir leur mère à Sainte-Anne de Yamachiche. Rendus près de la maison paternelle, l’un d’eux trace avec sa canne quelques lignes sur le sable. L’autre le regarde intrigué et un peu agacé. N’y tenant plus, il finit par lui dire: « Non, ça n’est pas comme ça. » Contestation… Le soir tombait lorsque Madame Désaulniers vit, près de la rivière, deux formes estompées qui gesticulaient avec animation. Ses deux fils discutaient encore…
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À Montréal, un clerc sur qui on ne sait pas encore grand’chose, Duchêne, avait une réputation d’érudit et de savant.
De tous les centres intellectuels d’alors, la plus ancienne de nos maisons d’éducation, le petit séminaire de Québec tenait à conserver, par l’excellence de ses cours, le rang élevé qu’elle occupait.
Messire Jérôme Demers, professeur de philosophie, puis supérieur du Petit Séminaire, avait, au dire- de Max. Bibaud, approfondi les mathématiques. Il fit traduire pour ses élèves des manuels de physique, de chimie et d’architecture. Sous son habile direction le niveau des études fut porté très haut.
On est surpris à la lecture des programmes d’examens publics, de voir les nombreuses matières enseignées alors et qui ont malheureusement disparu depuis. Les journaux de 1841, nous donnent un compte-rendu fort élogieux des examens publics subis par les élèves du séminaire. Interrogatoire sur l’algèbre, la géométrie, les trigonométries rectiligne et sphérique, les sections coniques, le calcul différentiel et intégral.
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Les rédacteurs du Canadien et de La Gazette de Québec s’extasient devant les réponses fermes et assurées qui étonnent les profanes. Ne soyons pas dupes. Le professeur ne questionnait pas n’importe qui sur n’importe quoi. Et je crois, si je ne m’abuse, que les journalistes de 1840 ne devaient pas pas plus posséder que ceux d’aujourd’hui les notions de dérivée ou d’intégrale. Ils s’en tiraient en parlant de « ce poste avancé que Newton et Leibnitz ont posé sur les confins de l’intelligence humaine ». Mais n’allons pas inférer de ces remarques que cela n’était que de la poudre aux yeux.
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Ces matières étaient réellement au programme du séminaire. L’abbé Langevin fit paraître, en 1848, sans nom d’auteur, un Traité élémentaire de Calcul différentiel et de Calcul intégral à l’usage des élèves de philosophie. Les Québécois n’étaient pas peu fiers de leur collège. Un journaliste dit qu’il en éprouve un sentiment d’orgueil pour Québec et pour le pays. Il ose ajouter qu’il n’y a peut-être pas sur tout le continent américain une école de mathématiques, qui soit comparable à celle du petit séminaire de Québec. Excusez du peu.
La physique et la chimie sont aussi à l’honneur. On en tait démontrer publiquement l’intérêt par des expériences à grand spectacle qui sont encore celles que l’on réalise aujourd’hui pour en mettre plein les yeux d’un auditoire bienveillant. Mais c’était nouveau alors.
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On ne peut s’empêcher d’être ému à la lecture de ces pages admiratives; mais que de mélancolie si l’on songe au peu qui a subsisté de cette effervescence. Comment expliquer ce dépérissement de nos écoles scientifiques, quels sont les motifs d’un tel fléchissement? Trop de détails nous manquent encore pour répondre à ces questions d’une façon précise. Mais on peut dès maintenant énumérer quelques-unes des causes qui ont amené les nôtres à se désintéresser graduellement des choses scientifiques. Les constatations suivantes n’ont rien de prématuré.
Cette brillante apogée fut apparemment le tait de quelques animateurs comme les abbés Holmes, Demers et Casault. Eux disparus, le zèle se ralentit.
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Ils ne laissent aucun disciple, ou ceux qui leur succèdent n’ont pas la même ardeur, se contentant d’enseigner un peu moins qu’ils n’ont appris, et chaque génération jette du lest. L’enseignement non vivifié par la recherche peut paraître brillant, il n’est jamais progressif, m vraiment inspirateur.
Les noms de Provancher, de Laflamme, de Brunet, de Crevier, de Duvai, de Dionne, ressortent pour nous sur le camaïeu de leur temps. Qu’étaient-ils pour leurs contemporains? Des songe-creux, des inutiles, des sujets d’anecdotes tout au plus. A nos yeux, ils ont entretenu la flamme qui menaçait de s’éteindre.
Alors que l’enseignement des sciences périclitait, celui des lettres prenait résolument le dessus. Menés par une phalange d’esprits plus brillants que cultivés qui s’éveillaient aux beautés caduques du romantisme, nos éducateurs s’élançaient à la conquête d’une gloire littéraire qui, trop souvent, ne fut qu’une vaine pacotille.
XVI Science au XIX siècle
Dans un pays où les esprits sont tout d’une pièce, où le sens de la nuance manque déplorablement, on se jeta de ce côté avec la même fougue qu’on mettait à applaudir, quinze ans plus tôt, les mathématiques du séminaire.
L’absence d’esprit critique fut fatale à la science à un autre point de vue. La fin du XIXe siècle vit naître le scientisme dont les coryphées étaient Renan, Taine et Berthelot. La Science toute-puissante, capable d’assurer le bonheur de l’humanité, pouvait remplacer Dieu et la Religion.
Ces nouveaux dogmes répugnaient à notre orthodoxie. On confondit science et scientisme. On salua dans Brunetière le libérateur qui avait crié à la faillite de la Science. Il a fallu plus de quarante ans pour qu’on revînt de cette erreur. Nous commençons enfin à nous ressaisir.
Les recherches que l’on peut faire sur l’histoire de nos institutions d’enseignement secondaire devraient nous révéler la vraie figure de la tradition.
Léon Lortie.
L’Action Universitaire, vol.2, numéro 3, février 1936.