Restez chez nous

Restez chez nous

Un bel exemple de la prose canadienne-française du début du XXe siècle. Un extrait du roman d’auteur inconnu publié en feuilleton dans l’hebdomadaire Le Canada en 1904-1905.

Sans doute, il y avait d’autres ouvrier que ceux-là, propres, heureux, respirant la santé et le contentement. Sans doute, dans ces milliers de maisons vivaient certainement quelques ménages, heureux et chrétiens, mais alors ils ne venaient pas des champs, ils avaient été bercés aux mille bruits des villes, ils avaient grandi, s’entraînant, dès leur enfance, à tous les détails de la vie ouvrière; ils savaient à fond leur capitale, étaient habitués à sa fièvre, et surtout n’avaient pas connu les grands horizons, les grands calmes de la nature. Mais le vrai paysan comme lui, Isidore, ne s’habituerait jamais ici : il n’était plus pour lui besoin de raisonner, l’évidence lui apparaissait tellement nette, tellement indiscutable, qu’il serait parti, alors même qu’il aurait réalisé les espérances de gain rêvées jadis à Noyon. Une nostalgie immense montait en lui, et devant son esprit, comme une fascination, dansaient maintenant ces mots : « Partir… partir à tout prix, partir le plus tôt possible. »

Il arrivait à son ancien garni; encore une sorte de ruelle, puis c’était à gauche. Isidore marchait la tête basse, sentant de plus en plus la fatigue qui lui faisait fléchir les jambes. Tout à coup, une main brutale s’abattit sur son épaule pendant qu’une vois de brute tonnait à ses oreilles : « Ah! Canaille, c’est toi! Isidore se retourna et aperçu une tête furieuse, bestiale, enflammée par l’absinthe et par la colère; c’était celle de son ancien logeur; et, avant que le paysan eût pu répondre un mot, il était jeté le long du mur, le cou serré comme dans un étau par des doigts de fer, qu’aucune puissance humaine ne semblait pouvoir desserrer.

Isidore, dont les forces étaient nulles, ne songeait même pas à résister; il aurait voulu seulement pouvoir bégayer une explication, mais telles étaient la fureur, l’ivresse de l’agresseur, que la chose devenait complètement impossible…

Un flux de paroles à peine compréhensibles passait entre les lèvres tremblantes du logeur: « Ah!, c’est comme ça que tu disparais sans payer tes dettes… sans dire un mot… à l’anglais, quoi! Ah, la canaille… le voleur… tu t’étais dit, n’est-ce pas, que Paris est grand… pas si grand que cela, mon petit… on s’y retrouve… et un paye tout… en une seule fois… tiens… tiens… encore ça… encore ça!

Et, dans le pauvre corps exsangue qui râlait d’épouvante, le long du mur de cette rue déserte, c’étaient des coups furieux, de ces coups habituels aux quartiers excentrique, et dont les gamins de la « laïque » prennent l’habitude au sortir des classes : coups de genoux dans le ventre, coups de tête dans la poitrine, coups de poings dans les yeux; cela dura quelques minutes, puis il sentit qu’il frappait une masse inerte qui ne résistait plus; alors il lâcha son étreinte, et, sans un cri, sans un soupir, Isidore s’affala sur le trottoir comme un cadavre.

Le logeur se pencha alors vers lui, pliant les genoux, remontant son pantalon, un sourire ignoble aux lèvres : « La canaille, c’est bien lui!… maintenant, viens la chercher ta malle… est est chez ma tante. Et si tu n’es pas content, j’ai une seconde tournée à ta disposition; tiens, voilà la quittance, au revoir. Et, de son soulier ferré, il donna dans le corps pantelant du jeune homme un dernier coup qui fit gémir les côtes; puis, superbement, il s’en alla.

Tout cela s’était passé en quelques instants, et dans la ruelle, peu fréquentée, personne n’avait rien vu; à la rigueur, on aurait pu entendre, mais dans certains quartiers, les disputes, si violentes qu’elles soient, n’émeuvent plus personne. Replié sur lui-même, sans connaissance, Isidore gisait dans un coin pleine d’ombre, la figure en sang, la poitrine défoncée, cette pauvre poitrine que Clément avait soignée avec des attentions si maternelles.

Des ouvriers passèrent en causant. L’un d’eux aperçut l’enfant et, avec sa gamelle, montrant la masse sinistrement immobile dans l’ombre : « Tiens en voilà un qui a illuminé sa façade! » L’autre sourit et continua la conversation.

Puis, deux sergents de ville passèrent ennoyés et solennels, réveillant de leur pas cadencé les échos de la petite ruelle. Ils parlaient d’une dernière rouerie du brigadier, qui avantageait outrageusement ses préférés. L’un d’eux se buta dans Isidore, et, furieux, lui donna un coup de botte. Isidore ne bougea pas… « Est-il plein! »… murmura l’agent en haussant les épaules… non! Mais est-il plein! Puis dédaigneusement, en gens blasés, ils continuèrent leur chemin. Merci, s’il fallait conduire au poste tous les ivrognes qu’on rencontre à Clignancourt! Que le brigadier vienne le chercher, si ça peut l’intéresser.

Puis la soirée s’avança : une heure, deux heures, trois heures s’écoulèrent, et le froid, assez vif, réveilla Isidore de son évanouissement. Il éprouvait partout dans son corps des douleurs indistinctes, vagues, effrayantes. D’abord, il crut qu’il rêvait, qu’il était à l’hôpital, et que cette longue ruelle silencieuse, c’était la salle Saint-Christophe : mais, en avançant la main, il sentit le froid de la pierre et l’eau du ruisseau; alors il se rappela tout, et subitement, comprit que cette fois, c’était bien fini.

Pour en apprendre plus :

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Rue Normand, au cœurs du Vieux-Montréal. Crédit photographie : Megan Jorgensen.

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