Le régiment de Carignan et les campagnes militaires de 1666
Les troupes arrivent en Nouvelle-France au cours de l’été 1665 : le régiment de Carignan-Salières et quatre autres compagnies d’infanterie, 1310 hommes en tout qui ont pour mission d’aller exterminer les Iroquois « dans leurs foyers ». Jusqu’à leur départ trois ans plus tard, elles sont employées à fortifier les marches de la colonie du côté du Richelieu et du lac Champlain, à tenir garnison dans les trois bourgs et dans les nouveaux forts. Les expéditions militaires ont lieu en 1666.
La première qui s’étend sur 10 semaines, du 9 janvier au 17 mars pour ceux qui partent de Québec, est un échec qui tourne au tragique. Le détachement de quelque 500 hommes s’égare et, ventres vides, décimé par le froid, il aboutit chez les Hollandais plutôt que chez l’ennemi.
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La seconde, organisée au mois de juillet suivant, fait demi-tour après avoir croisé une ambassade iroquoise qui ramène des prisonniers et veut faire la paix.
Insatisfaits des pourparlers, les généraux lancent leur grande offensive à l’automne. Cette fois l’armée de 1300 hommes pénètre chez les Agniers qui attendent pas le roulement des tambours pour quitter les lieux. Après avoir détruit de fond en comble quatre beaux village désertes, les Français prennent rapidement le chemin du retour car la saison est déjà très avancée. La ligue iroquoise est-elle aussi intimidée par ce déploiement militaire que les contemporains se plaisent à le répéter ? Une chose est sûre. En fait, elle est momentanément épuisée et, pour réparer ses forces, souhaite un accord avec les Français. Conclue le 10 juillet 1667, la paix apportera à ceux-ci vingt années de tranquillité.
Régiment de Carignan-Salières
Les colons contribuèrent à la construction des forts et aux campagnes de 1666. Versailles tenait d’ailleurs à ce que des soldats fournis par le pays, « que savent la manière de combattre ces peuples sauvages », appuient le corps expéditionnaire. Pour mesurer cette participation, nous ne possédons pas d’autres données que celles de la « Relation des jésuites » qui mentionne 200 « volontaires » sur un total de 500 hommes dans le détachement de janvier et 600 sur 1300 dans celui de l’automne.
L’estimation est certainement très exagérée. Car 600 correspond à 43% de la population masculine de plus de quinze ans recensée cette année-là. Pour trouver une participation aussi forte, il faut attendre 1759, les taux de mobilisation maximum se situant d’ordinaire autour de 20%. Retenons donc une participation moindre à la campagne de Tracy, mais relativement importante puisqu’elle parut telle aux chroniqueurs. Mais fut-elle purement volontaire? Encore là, le doute est de mise.
Pendant la décennie 1660, le Canada reçut chaque année plusieurs centaines d’engagés. En 1666, une bonne partie des jeunes gens de la colonie, le tiers peut-être, ne disposent pas librement de leur personne et n’ont pas non plus une longue expérience du pays.
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Il y a sans doute des colons plus aguerris à leurs côtés mais aucun, semble-t-il, qui sache reconnaître son chemin en forêt sans l’aide de guides amérindiens. On doit prendre les éloges de Dollier de Casson à l’endroit du comportement remarquable des « Montréalistes » dans ces campagnes avec un grain de sel. Personne n’a eu l’occasion de faire valoir son adresse ni son courage de ces opérations peu glorieuses.
Mais pour la première fois les Français ont osé marcher au-delà du territoire étroit et relativement protégé de la colonie et ils en tirent une grande fierté. Elle transparaît, malgré les règles du genre, dans le long poème burlesque que le jeune Chartier de Lotbinière a composé sur la campagne d’hiver, de laquelle il était revenu miraculeusement indemne. Il était évidemment hors de question de transformer une aussi triste aventure en épopée mais l’auteur ne se résigne pas à ridiculiser l’armée et son commandant.
Régiment de Carignan-Salières
Les traits cruels se réservent aux ennemis. Pour le reste, la parodie demeure bienveillante, toute en surface avec des guerriers qui riment avec les lauriers, une jeunesse qui rime avec prouesse. L’échec prend des airs de victoire. La colonie salue sans hésitation la campagne de l’automne suivant comme une réussite éclatante. Loin de se sentir déçu par la fuite des Iroquois et l’impossibilité d’une victoire par les armes, le commandant des habitants de Québec, Jean-Baptiste Legardeur de Repentigny, y voit la main de Dieu. Comme il raconte à la mère Marie de l’Incarnation, il fut lui-même témoin du miracle.
Étant monté sur une colline pour observer les environs, les troupes à ses pieds lui semblèrent tout à coup si nombreuses « qu’il crut que les anges s’y étaient joints, ce qui le mit tout hors de lui-même ». Les ennemis, qui d’une autre hauteur partageaient la même transe, la même vision d’une armée de plus de 4 000 hommes, renoncèrent dès lors à soutenir le siège pour lequel ils s’étaient si bien préparés.
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Les interventions du ciel sont coutumières dans cette colonie qui, depuis ses origines, mène une guerre sainte contre ceux qui empêchent la propagation de la religion chez les peuples barbares. C’est ainsi que l’Église perçoit la situation et les colons ne demandent pas mieux que de croire qu’ils accomplissent les desseins de la providence et que, pour cette raison, celle-ci ne saurait les abandonner. Une assurance qui tient la peur en respect.
Les propos de M. de Repentigny, un des principaux et plus anciens habitants du pays, traduisent bien l’état d’esprit général. Or, après 1667, ce genre de témoignage devient de plus en plus rare parce que les sources, et non pas les mentalités, se sécularisent. D’une autre part, les « Relations des Jésuites » et les autres annales religieuses cessent de jouer le rôle de gazettes coloniales pour se concentrer sur les missions et les couvents des ordres religieux.
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D’autre part les nouvelles sources, correspondances administratives et journaux militaires, ont leurs propres conventions qui excluent les détails sans effets directs sur l’issue de la campagne. Si l’histoire militaire s’enrichit, l’histoire culturelle y perd. La dimension religieuse est un élément important des guerres coloniales…
Notons en terminant la discrétion des témoins sur les victimes de la campagne de janvier – mars 1666. Les jésuites, d’ordinaire si précis pour dénombrer les personnes tuées ou capturées par les Iroquois, sont laconiques : plus de 60 mors. Combien plus? « Nous perdîmes… quatre cents hommes, lesquels en marchant tombaient morts de froid », note dans son journal personnel un officier d’infanterie encore secoué par l’expérience. Rien d’autre, à part une vague référence de Dollier de Casson aux malades et aux blessés de la petite armée de M. de Courcelle que l’Hôtel-Dieu reçu « après cette terrible guerre de l’hiver ».
Régiment de Carignan-Salières
Une marche de dix semaines dont cinq en pays inhabité, au plus fort de l’hiver, par des gens mal nourris, a certainement fait beaucoup de victime. Un peu moins sans doute parmi les volontaires de la colonie, plus habiles à la marche et plus chaudement vêtus que les soldats, mais, assurément, plusieurs y laissèrent leur vie ou demeurèrent estropiés. Une quarantaine, peut-être, selon une évaluation conservatrice. Le cas échéant cette campagne aurait fait presque autant de victimes que les Iroquois au cours des cinq années précédentes.
Le parti pris de taire ou de minimiser les pertes est une autre constante dans l’histoire militaire de la colonie, tout comme les problèmes de ravitaillement qui se sont fait cruellement sentir dans les campagnes de 1666 et qui se répéteront chaque fois que les autorités feront marcher de gros corps de troupes.
(Tirée du livre Le Peuple, l’État et la Guerre au Canada sous le Régime français. Louise Déchène. Les Éditions de Boréal, 2008.)