Rang au Québec : Histoire du terme et définition
Dans les années 1950, le géographe français Pierre Deffontaines soulignait qu’une « véritable civilisation de rivières » s’est développée en Nouvelle-France et par la suite dans les Basses-Terres du Saint-Laurent. En suivant l’axe du fleuve et de ses affluents pour occuper et aménager l’espace, les colonisateurs ont donné naissance à une forme originale de cadastre, le rang, qui marque encore aujourd’hui le paysage et la culture du Québec.
Le rang est constitué d’un ensemble de lots rectangulaires ; il s’agit de longues et étroites lanières parallèles entre elles et attenantes, souvent perpendiculaires à une voie de circulation. Près de celle-ci, chaque exploitant est établi à l’entrée de ses terres qui sont, d’ordinaire, d’un même tenant. Comme résidences et bâtiments sont sur les propriétés respectives de chacun, l’habitat est dispersé; mais il est tout à la fois plus ou moins groupé, puisque chaque exploitant, en raison de la forme même des parcelles, est à proximité de ses voisins. Tous peuvent donc aisément se prêter mutuelle assistance.
Depuis le front d’eau ou front de côte – plus tard appelé le fronteau -, on défrichait. Depuis le fleuve et les rivières, on « faisait de la terre ». Ainsi, dès les débuts, dans le cadre même du régime seigneurial, les lots se sont étalés en bordure des cours d’eau. Les rangs étaient larges de deux, trois ou quatre arpents et profonds d’une quarantaine en moyenne, quoiqu’en certains lieux, comme sur la Côte-de-Beaupré, sur la route 138, ils aient pu avoir près de cinq milles et demi de profondeur. Parfois, quand le cours d’eau se tordait en méandres, l’arpenteur, homme alors réputé de « grande science » et surtout de forte influence, alignait avec beaucoup de précision les lots sur la position du soleil : de dix heures à Saint-Augustin-de-Desmaures, sur l’autoroute 40 et la route 138, de onze heures à Sainte-Anne-de-la-Pocatière (autoroute 20, route 132), de midi à Lotbinière, également sur la route 138.
Sous le poids de la pression démographique, toutes les « côtes’ ont occupées. Dès lors est apparu le deuxième rang. La voie de terre a commencé à prendre de l’importance : a été aménagé un chemin parallèle à la voie d’eau initiale, ou, du moins, perpendiculaire aux lots du premier rang.
Avec le temps, plusieurs bâtiments d’habitation ont déménagé sur ce deuxième rang. À l’origine, celui-ci était simple, n’accueillant habitations et bâtiments que d’un seul côté. Quand les lots s’aboutaient par leurs arrières, on parlait de traits carrés ou trécarrés.
Au XVIIIe siècle, le rang devint double quand ses deux côtes furent occupés. Entre eux, les rangs (deuxième, troisième, etc.) ont été reliés par des chemins parallèles aux lots, appelés descentes, montées ou tout simplement chemins. À la rencontre des cadastres de deux paroisses, ils pouvaient s’appeler chemins de ligne ; quand se rencontraient chemins de rang et montées, il s’agissait de quatre-chemins.
Le toponymie des rangs manifeste diversité, richesse, imagination : Brise-Culottes, Vire-Crêpes, rang de la misère, rang du Bout-du-Monde, rang des Belles-Amours, rang de l’Embarras, rang de la Coulée, rang du Coteau, rang du Bois-de-l’Ail, rang Pir-Vir, rang Bord-de-l’Eau, rang Cache-toé-ben, Miscoutine, rang Pousse-Pioche, rang du Lac, rang Chicago et bien d’autres. Dommage, cependant, que plusieurs municipalités rurales gomment le générique rang au profit de chemin, avenue et rue, remplaçant souvent les spécifiques descriptifs (croche, du Nord, par exemple) par des noms de personnes. Une mémoire se perd.
Avons-nous inventé le rang ? Les spécialistes qui ont étudié la question ont lancé des hypothèses. Sur sa signification : de rang, en rangée, à la rangette, tout d’un « raing ». Sur son origine : est-il l’héritage des villages en longueur, les « raouns », de la côte picarde ? Des champs allongés de la lande poitevine ? Des waldhufendorf allemands ? Est-il le boel importé et transformé des colons normands du pays de Caux ?
De belles questions pour les esprits curieux.
Source du texte : Normand Cazelais, Dictionnaire géographique du Québec. Éditions Groupe Fides, 2018, pages 117-118.
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