Le Québec d’antan vu par Louis Hémon

L’automne dans les environs du lac Saint-Jean

Louis Hémon décrit l’automne québécois dans son roman « Maria Chapdelaine » : Septembre arriva, et la sécheresse bienvenue du temps des foins persista et devint une catastrophe. À en croire les Chapdelaine il n’y avait jamais eu de sécheresse comme celle-là, et chaque jour quelque raison nouvelle était suggérée, qui expliquait la sévérité divine.

L’ avoine et le blé jaunirent avant d’avoir atteint leur croissance ; le soleil incessant brûla l’herbe et les regains de trèfle, et du matin au soir les vaches affamées beuglèrent, la tête appuyée sur les clôtures. Il fallut les surveiller sans répit, car même les maigres céréales encore sur pied tentaient cruellement leur faim, et pas un jour ne s’écoulait sans que l’une d’elles ne brisât quelques pieux pour tenter de se rassasier dans le grain.

Le vent

Puis le vent tourna brusquement un soir, comme épuisé par une constance si rare, et au matin la pluie tombait. Elle tomba irrégulièrement pendant une semaine, et quand elle s’arrêta et que le vent du Nord-Ouest recommença à souffler l’automne était venu.

L’ automne… Il semblait que le printemps ne fût que d’hier. Le grain n’était pas encore mûr, bien que jauni par la sécheresse ; seuls les foins étaient en grange ; toutes les autres récoltes achevaient seulement d’extraire leur substance du sol chauffé par le trop court été, et déjà l’automne était là, annonçant le retour de l’inexorable hiver, le froid, bientôt la neige…

Alternant avec les jours de pluie vinrent encore de beaux jours clairs et chauds vers le midi, où l’on pouvait croire que rien n se changé : la moisson encore sur pied, le décor éternel des bois d’épinettes et de sapins, et toujours les mêmes couchants mauve et gris, orange et mauve, les mêmes cieux pâles au-dessus de la campagne sombre… Seulement l’herbe commença à se montrer au matin blanche de givre, et presque de suite les premières gelées sèches vinrent, qui brûlèrent et noircirent les feuilles des plants de pommes de terre.

La glace

Puis la première pellicule de glace fit son apparition sur un abreuvoir ; fondue à la chaleur de l’après-midi, elle revint quelques jours plus tard, et une troisième fois la même semaine. Les sautes de vent incessantes continuaient bien à faire alterner les journées tièdes de pluie avec ces matins de gel ; mais chaque fois que le Nord-Ouest reprenait il était un peu plus froid, cousin un peu plus proche des souffles glacés de l’hiver. Partout l’automne est mélancolique, chargé du regret de ce qui s’en va et de la menace de ce qui s’en vient ; mais sur le sol canadien il est plus mélancolique et plus émouvant qu’ailleurs, et pareil à la mort d’un être humain que les dieux rappellent trop tôt, sans lui donner sa juste part de vie.

À travers le froid qui venait, les premières gelées, les menaces de neige, l’on retardait pourtant et l’on remettait de jour en jour la moisson, par un calcul qui ressemblait à une charité, pour permettre au pauvre grain de dérober encore un peu de force aux sucs de la terre et au tiède soleil. Il fallut moissonner pourtant, car octobre venait. On a coupé l’ avoine et le blé et on a mis en grange sous un ciel clair, sans éclat, au temps où les feuilles des bouleaux et des trembles commençaient à jaunir.

La récolte

La récolte de grain fut médiocre ; mais les foins avaient été beaux, de sorte que l’année dans son ensemble ne méritait ni transports de joie, ni doléances. Et pourtant les Chapdelaine ne cessèrent de déplorer longtemps encore, dans leurs conversations du soir, et la sécheresse sans précédent d’août, et les gelées sans précédent de septembre, qui avaient trahi leurs espoirs. Contre l’avarice du trop court été et les autres rigueurs d’un climat sans indulgence ils n’avaient aucune révolte, même pas d’amertume ; seulement ils comparaient toujours dans leur esprit la saison écoulée à quelque autre saison miraculeuse dont leur illusion faisait la règle ; et c’est ce qui mettait constamment sur leurs lèvres cette éternelle lamentation des paysans, si raisonnable d’apparence, mais qui revient tous les ans, tous les ans…

« Si seulement ç’avait été une année ordinaire ! »

Du feuillage des bouleaux, des trembles, des aulnes, des merisiers semés sur les pentes, octobre vint faire des taches jaunes et rouges de mille nuances. Pour quelques semaines le brun de la mousse, le vert inchangeable des sapins et des cyprès ne furent plus qu’un fond et servirent seulement à faire ressortir les teintes émouvantes de cette autre végétation qui renaît avec chaque printemps et meurt avec chaque automne. La splendeur de cette agonie s’étendait sur la pente des collines comme sur une bande sans fin qui suivait l’eau, s’en allant, toujours aussi belle, aussi riche de couleurs vives, aussi émouvante, vers les régions lointaines du Nord où nul œil humain ne se posait sur elle.

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Une forêt québécoise. Photo de Megan Jorgensen.

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