Émeute à la prison de Bordeaux

Émeute à la prison de Bordeaux

Folie sous les barreaux

Trois prisonniers blessés, dont un dans un état grave. Le bilan de l’émeute qui s’est produite à la prison de Bordeaux, dans le nord de Montréal, aurait pu être beaucoup plus lourd.

Depuis quelques temps, les détenus se plaignent des mauvais traitements arbitraires que certains gardiens leur infligent, et de la nourriture qu’on leur sert au réfectoire.

Mercredi 26 juin 1960. Le souper s’est déroulé sans incident. La soupe aux pois n’était pas meilleure que d’habitude; pas pire non plus. Les détenus sortent du réfectoire en traînant les pieds. Rien d’anormal.

Soudain, trois hommes brandissent des bâtons qu’ils dissimulaient sous leurs vêtements. Sur le coup, le gardien recule, mais, comme ils continuent d’avancer vers lui, il tire quelques coups de semonce pour les intimider. C’est assez pour mettre le feu aux poudres. La rogne des derniers jours jaillit, déborde, se libère dans un déferlement de colère que les gardiens, pris par surprise, sont impuissants à endiguer. Ils se contenteront de tirer afin d’arrêter ceux qui tentent de sauter le mur d’enceinte du pénitencier, haut de 9 mètres.

Pendant plus de deux heures, c’est le délire, c’est la fête. Feux de joie. Une guérite brûle, puis une clôture. Pour allumer ces incendies sans gravité que les pompiers n’auront aucun mal à éteindre, les prisonniers ont utilisé des documents médicaux.

Finalement, le chef des gardes va apaiser, sans la moindre difficulté, ce vent de folie qui s’était emparé de sa section… réservée aux malades mentaux…

À part les trois candidats à l’évasion qui ont été conduits à l’hôpital Saint-Luc (deux blessés par balle et un qui s’est foulé les chevilles en sautant un mur) les détenus, toute rage bue, ont regagné docilement leurs cellules, en demandant toutefois qu’on prête désormais une oreille plus attentive à leurs réclamations.

Le mardi suivant, à midi, de nouveaux troubles éclatent. Cette fois, les autorités pénitentiaires font appel à la Sureté de Montréal. Trente voitures et une centaine d’hommes arrivent à la rescousse. L’ordre est rétabli très vite et vingt prisonniers, qui viennent de suivre leur enquête préliminaire, passeront quand même la nuit dans les cellules du nouveau Palais de Justice, et ne seront conduits à Bordeaux que le lendemain après-midi. Aucune autre information ne filtre hors des murs de la prison. Pourtant, l’opinion publique commence à s’émouvoir. En 1959, les Éditions de l’homme ont publié « Scandale à Bordeaux », un petit libre où Jacques Hébert souligne « les responsabilités de la société à l’égard de la jeunesse délinquante », et dénonce un système judiciaire qui détruit des êtres sans y attacher d’importance. « Je veux surtout jeter un peu de lumière sur le scandale permanent de la prison de Bordeaux et, en particulier, de son hôpital ». Évasion facile… George Starnino a vingt-sept ans. Il a été condamné à quinze ans de pénitencier à la suite d’un vol de $100 000 commis en 1959 à la banque provinciale du Canada. Le 16 septembre 1961, il franchit sans encombre les barrières principales de la prison grâce à une fausse carte de visiteur. Retrouvé quelques semaines plus tard à la prison d’Oakala, près de Vancouver, il comparaît devant le juge Guy Guibault. Un garde avoue candidement qu’il a cru l’apercevoir au moment où il allait sortir. « Je suis allé au donjon, pour m’informer s’il était là, en disant « Je crois qu’il s’est évadé ». Je ne l’ai vu que de dos. Ce qui explique que je n’étais pas sûr de son identification, c’est que, préalablement, je ne l’avais vu que couché dans un lit… »

Y a-t-il vraiment des prisons meilleures que d’autres? Starnino affirme qu’il n’a pas peur de retourner à Bordeaux, mais qu’il ne sait pas ce qui peut arriver s’il fait l’objet de mauvais traitements… « Peut-être un meurtre !» Son avocat, Me Gagnon, déclare : Starnino a été confiné dans une cellule à plusieurs reprises depuis mars… Je crois, Votre Seigneurie, qu’il vaudrait mieux qu’il soit envoyé à Saint-Vincent-de-Paul ». Une longue discussion s’engage. Le juge Chevrette n’a pas l’intention de réserver une chambre « au Reine Elizabeth » pour Starnino. En attendant son procès, Starnino reste dans les cellules de la police provinciale.

Mercredi, 15 novembre 1961, quatre hommes, Claude Wagner, André Houle, Raymond Samson et James Penney comparaissent devant le juge Gérald Almond, à la suite de ce que les autorités de Bordeaux ont appelé « une manifestation sans grande importance ». Dans les bancs des témoins, une jeune femme s’écroule. C’est la femme de Penney. Elle est transportée en urgence à l’hôpital Royal Victoria, où elle mettra au monde son premier enfant. Le juge accorde un sursis à Penney et décide de remettre le procès au 19 décembre. C’est alors que Claude Wagner se lève. « Sortez-moi de là, je ne peux plus y rester! » Il révèle que les gardiens ont jeté une dizaine de bombes lacrymogènes dans le « trou » (les cellules d’isolement), ou l’émeute avait débuté.

Le juge l’écoute. « C’était terrible. Il y avait des juvéniles qui ne comprenaient pas ce qui se passait et appelaient leur mère au secours ». « Aviez-vous fait quelque chose pour qu’on vous confine au donjon? » « Je vous jure que je ‘ai rien fait!  Mais si vous voulez savoir ce qu’on m’a fait, par contre, pour cela, je peux vous en conter très long… C’est depuis samedi que J’ai le nez brisé et la mâchoire fracturée. Mais c’est hier seulement qu’on m’a promis que je pourrais passer une radiographie. Mais, en attendant, je ne peux rien manger, je n’ai reçu ni soins, ni médicaments. Depuis plusieurs jours, nous sommes au pain et à l’eau dans le « trou ». Et comme on nous a enlevé nos couvertures, c’est sur le fer que nous avons couché hier soir. Chaque fois que nous relevons le couvercle de notre toilette, dans notre cellule, il en sort un ou plusieurs rats, gros comme des chats. J’ai moi-même été mordu, il y a deux jours … (alliant le geste à la parole, il relève son pantalon et montre sa jambe). Tiens, voilà la preuve, regardez… Et puis, si vous en voulez une autre preuve, je vous apporterai mes sous-vêtements, qui sont tout imbibés de sang. Lorsqu’un détenu proteste, on lui réponde invariablement : « Tu n’es qu’un prisonnier, ici. Tu n’as aucun droit. » Même si nous ne sommes que des prisonniers, il me semble que quelqu’un devrait au moins écouter ce que nous avons à dire, à la fin… »

Que va-t-il résulter de ces mouvements de révolte chez les prisonniers? E jeudi 30 novembre 1961, on annonce une vaste réorganisation à la prison de Bordeaux. En fait, les changements n’affecteront que l’administration : le lieutenant-colonel Charles Gernaey ayant démissionné, il est remplacé par le lieutenant-colonel Léon Lambert, qui vient de mener une enquête de plusieurs semaines sur l’institution. Aussitôt, le nouveau directeur annonce un renforcement de l’autorité à la prison et la nomination de soixante-quinze nouveaux gardiens. « Toutefois, note le procureur général, Georges-Émile-Lapalme, parmi les soixante-quinze personnes désignées pour occuper ces fonctions, un certain nombre ont refusé l’offre parce qu’elles trouvaient ailleurs des positions plus lucratives ». Aussi espère-t-il que la « nouvelle échelle des salaires sera approuvée dans les jours qui viennent », car c’est, selon lui, la principale difficulté à Bordeaux.

Daniel Johnson promet d’y apporter des remèdes, s’il est élu. « Aussitôt que nous aurons nettoyé la situation financière de la province, le projet de construction d’une nouvelle prison ailleurs qu’à l’endroit actuel aura priorité. Les gens de Bordeaux aimeraient bien voir disparaître la prison de leur voisinage, surtout depuis qu’elle est le théâtre d’émeutes continuelles ».

Élu premier ministre, Daniel Johnson n’aura pas le temps de tenir ses promesses électorales. Il meurt. Le 28 septembre 1967, la CSN remet un mémoire à la commission d’enquête Prévost sur la justice au Québec : « Le sous-sol est une cave humide où est installé le « donjon » (ou le « trou »), qui comprend dix cellules d’isolement pour les cas agressifs ou « dangereux ». Dans ces cellules, il n’y a ni lavabo, ni toilette, mais seulement des trous dans le plancher. Et ces trous sont souvent bloqués. On peut facilement imaginer l’état des cellules et l’odeur qui s’en dégage. C’est au sous-sol, aussi, qu’il y a le plus de rats, de coquerelles et de punaises. Et quand il y en a trop, une équipe spécialisée fait à l’occasion une tournée de l’institut pour exterminer toute cette vermine ».

Et la description cauchemardesque se poursuit… « les murs sont délabrés, les planchers sont en asphalte sur trois étages et la chaleur est telle que les meubles métalliques s’y enfoncent, etc. Quand un employé déplore l’insalubrité des locaux et les conditions de vie inhumaines qui sont imposées aux détenus, ses supérieurs répondent qu’ils ne peuvent rien changer dans les vieux locaux de la prison. L’institut Pinel doit en effet déménager d’ici deux ans ».

Deux ans dans de telles conditions, c’est bien long!…

À Saint-Vincent-de-Paul tout ne vas pas pour le mieux non plus. Le 18 juin 1962, l’incendie y fera rage.

(d’après Le Mémorial du Québec, Tome VII, 1953-1965, page 282-291).

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Prison de Bordeaux. Source de la photographie : Stéphane Batigne

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