Nénies et manière de pleurer les morts des Amérindiens
Le corps étant habillé et placé, les larmes et les plaintes qu’on avait été obligé de contraindre jusqu’à ce moment commencent alors avec ordre et en cadence.
Une matrone qui tient lieu en cette occasion de ce que les Romains appelaient praefica, ou la pleureuse (Ambrosius Calepinus, Dictionarium, 2 vol., Lyon, 1681, Praefica), entonne la première le branle, que toutes les autres femmes suivent, en gardant la même mesure, mais y appliquant différentes paroles qui conviennent à chaque personne, selon les différents rapports de parenté ou d’affinité qu’elles ont avec le mort. Cette musique dure ainsi pendant quelque temps; après quoi l’un des Anciens impose silence, et tout cesse dans l’instant, en sorte qu’on n’entend plus aucune plainte.
Cette manière de pleurer avec art et avec méthode mérite une considération particulière, parce qu’elle peut servir à nous faire entendre ce que c’était que les nénies des Anciens, et ce que les auteurs ont voulu nous signifier par ces mots, facere lessum.
Gruther dit (J. Gouthière – Gutherius, De Jure manium, seu de ritu, more et legibus prisci funeris, liv. 1, ch. 14, Leipzing, 1671, p.83 : référence identifiée grâce à l’aide d’Antoine Coron, conservateur à la Réserve, Bibliothèque nationale) que les plus savants hommes de L’Antiquité, ayant douté de la signification de ces termes, ce ne doit point être un sujet de honte pour lui de l’ignorer. Il cite en effet un passage de Cicéron (Cicéron, Lois, II, 23), lequel à l’occasion de ces paroles des lois de Solon, qui avaient été transportées dans les Douze Tables, « que les femmes ne se râclent pas les joues et ne tiennent pas de lesse à l’occasion du convoi », dit, « que les anciens interprètes Sextus Aelius et L.Aelius avaient avoué qu’ils ne les entendaient pas, mais qu’ils imaginaient que ce pouvait être une manière d’habit de deuil. Lélius (Sic pour L’Aelius), continue ce grand orateur, a cru que le dessus était une sorte de lamentation, ainsi que le mot le porte, ce que je crois, ajoute-t-il, d’autant plus vraisemblable, que c’est cela même que Solon défend. »
Gruther, embarrassant ensuite le sentiment de Cicéron, le confirme par un passage de Plaute (Plaute, Truculentus, IV, 2, 731), où o; est dit que Thétis fit le lessus à son fils Achille par ses lamentations. Enfin, il ajoute, et finit, en disant que de son temps, encore en vieux langage champenois, on appelait une lesse, du mot lessus, le triste son des cloches qui annoncent le trépas, et semblent pleurer les morts. On appelle aussi un lay, dans notre vieux gaulois, le ton plaintif et les chants funéraires.
Lescarbot (Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, III, 26, Paris, 1611), nous fournit des exemples modernes de ces lamentations musicales usitées en quelques provinces de France. Car, après avoir rapporté ce que l’histoire nous apprend de l’usage des Égyptiens et des peureuses romaines, il continue ainsi : « Chacun sait que les femmes de Picardie lamentent leurs morts avec de grandes clameurs. Les femmes de Béarn sont encore plus plaisantes, car elles racontent par un jour tout entier toute la vie de leurs maris. La mi amou, la mi amou : cara rident, œil de splendou : cama leugé, bet dansadou : Io mé balem, Il m’esturbat : matô depes : fort tard au lheit, et choses semblables : c’est-à-dire mon amour, visage riant, œil de splendeur, jambe légère et beau danseur, le mien vaillant, le mien éveillé, matin debout, fort tard au lit, etc. » Il cite encore Jean Léry (Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil, autrement dite Amérique, ch. 19, édition 1880, II. 118; orthographe vérifiée avec l’édition originale de 1578L, qui raconte la même chose des femmes de Gascogne, et qui en rapporte ces paroles. « Yere, yere, o le bet renegadou, o le bet jougadou qu’here! C’est-à-dire, hélas! Hélas! Ô le beau reunier, ô le beau joueur qu’il était. » Les femmes de Béarn et de Gascogne doivent avoir retenu cet usage des anciens Celtes ibériens, dont il est probable que les peuples de ce pays tirent leur origine.
Ces lamentations cadencées étaient quelquefois appelées simplement chansons, de l ‘espèce de celles qu’on nommait threni, parce qu’elles étaient telles que sont les mées ululations ou hurlements, parce que le ton en était si douloureux qu’ approchait fort des hurlements des loups. C’est ainsi qu’Homère dans Odysée (Homère, Odysée, IV, 767) a expliqué les regrets de Pénélope sur l’absence de son fils Télémaque par le terme ololyse, ejulavit. Le poète, dit que Pénélope, ayant fait un sacrifice et s’étant retirée dans son appartement, se prit à hurler en pleurant son fils. C’est aussi à quoi les prophètes font allusion quand, prévoyant les malheurs à venir, ils exhortent les filles de Sion à hurler. Le terme ululare vient très fréquemment dans les saintes Écritures. Enfin on les appelait simplement des pleurs, à cause de leur usage et de leur fin. Ezéchiel (VIII, 14), parlant de ses femmes qu’il avait vu idolâtrer dans le temple et chanter des airs lugubres à l’honneur d’Adonis, dit qu’elles pleuraient Adonis, plangentes Adonidem. On doit expliquer ainsi les pleurs des femmes égyptiennes sur leur dieu Apis, aussi bien que ceux des femmes de Libye, à qui Hérodote (Hérodote, IV, p. 189) dit qu’on attribuait l’origine de ces sortes de nénies dans les temples, parce qu’elles s’en acquittent excellemment bien.
Il est à remarquer qu’il n’y a que les femmes à qui ces nénies soient attribuées. Les hommes les regardent comme indignes d’eux, et contraignent leur douleur au-dedans de leur cœur, tenant leur tête baisée et enveloppée de leur robe, sans dire mot, et sans faire le moindre éclat. Il semble que cela a été ainsi dans tous les temps. La loi de Solon, qui interdit les ululations, ne regarde que les femmes. Jason pour exprimer la douleur qu’on doit avoir de l’absence des Argonautes dans leurs familles, ne parle que de leurs mères et de leurs épouses (Apollonious de Rhodes, III, 993). « Nos mères, dit-il, et nos épouses sont à présent assises sur le rivage, et font pour nous le lessus, comme si nous étions morts. » C’est Thétis, c’est Pénélope, qui pleurent ainsi leurs enfants. On ne lit pas la même chose des hommes.
Les hommes pleurent cependant leurs morts, mais d’une manière noble; et qui n’a rien de faible, comme ils ont coutume de faire dans leurs festins, lorsqu’ils chantent leur chanson de mort, et qu’ils dansent l’athonront, ce qu’ils appellent aussi pleurer. Il est vrai que, quand ils chantent dans les festins pour pleurer leurs morts, leurs chants et leur cadence ont quelque chose de plus lugubre que leurs festins à chanter ordinaires.
Macrobe (Commentaire du songe de Scipion, II,3,6) rend raison de l’institution de ces chants funéraires; et il dit que le motif qu’ont eu les nations de les mettre en usage a été la persuasion intime où elles étaient que les âmes en se séparant de leurs corps remontaient au ciel, où est l’origine de la musique, et de cette harmonie charmante qui fait leur félicité, et dans laquelle consiste la beauté de cet univers, ainsi que nous avons déjà remarqué, que c’était l’idée commune des païens.
Comme la danse fait partie de cette harmonie, et qu’ils supposaient que les corps célestes, que les esprits qui les font mouvoir, et que les âmes des hommes qui remontent à leurs sphères, sont toujours dans le mouvement d’un bal perpétuel, il ne faut pas être surpris que les Anciens, ainsi que les Sauvages de nos jours, aient eu aussi des danses thréniques, et qu’ils aient honoré leurs morts en dansant, comme ils le faisaient en chantant. Je me contenterais de citer, pour prouver cet usage des Anciens, et surtout des Orientaux, ce qu’Ammian Marcellin ((XIX, I, 7-11) rapporte des devoirs funèbres qu’on rendit à Grumbates, roi des Chioniens, et prince royal de Perse, fils de Sapores. « Pendant l’espace de sept jours, dit-il, tous les hommes sans exception, distribués par diverses troupes, passèrent le temps à des festins funéraires, faisant des lamentations sur ce jeune prince, en dansant et en chantant une sorte de nénies, dont le ton était fort lugubre. Les femmes de leur côté, pénétrés de douleur de voir leur espérance tomber comme une fleur coupée, lorsqu’elle commence à s’épanouir, faisaient retentir l’air de pitoyables cris, semblables à ces femmes dédiés aux mystères de Vénus, lorsqu’elles pleurent la mort d’Adonis, etc. »
Les premières lamentations n’ont pas plutôt cessé qu’un de ceux de la cabane se détache pour donner avis au chef de la tribu de la perte qu’ils viennent de faire. Celui-ci prend soin de faire publier la mort dans tous le village. Il députe en même temps dans les villages voisins où le défunt avait des alliances; et, si c’est un chef, on fait, autant qu’on peut, avertir tous ceux de la nation, afin qu’on vienne de toutes parts lui rendre les derniers devoirs.
Cependant on frappe sur les écorces, et l’on fait beaucoup de bruit, afin d’obliger l’âme du défunt de s’éloigner de son corps, et de se rejoindre à ces ancêtres. J’ai déjà remarqué dans l’article de la religion que c’était un usage de l’Antiquité, en particulier à Lacédémone à mort des rois, de faire retentir de toutes parts leur cymbales d’airain, auxquelles ils attribuaient la vertu d’éloigner les spectres, les mânes, les mauvais génies.
Les parents et les amis du défunt, étant avertis de son décès, se rendent à sa cabane où chacun se place sans rien dire. L’assemblée étant formée, cette matrone, qui j’ai appelée du nom de praefica, ou la pleureuse, entame alors un discours pour raconter, dans le dernier détail, tout ce qui s’est passé à l’égard du mort, depuis les premiers symptômes de sa maladie jusqu’au moment de son trépas. Ce discours fini, les pleurs recommencent, et toutes les femmes, tant celles de la cabane que celles qui se trouvent présentes, accompagnent leur musique de véritables larmes que les femmes ont toujours de commande. Ces pleurs sont interrompus par quelqu’un des chefs, ou des considérables, lequel impose silence pour faire un autre discours, qui sert d’oraison funèbre, et qui roule sur les fables de leur religion, sur les faits héroïques de leurs ancêtres, sur les éloges du mort, et sur les motifs qui doivent avoir les parents pour se consoler de sa perte. Ces discours, quoique sans art, ne manquent point d’une certaine éloquence naturelle et pathétique, qui met dans tout son jour les belles qualités du défunt, et où l’on n’omet aucune des considérations propres à tempérer la douleur des assistants, et principalement de ceux qui y prennent le plus grand intérêt.
Cette assemblée, laquelle est comme générale, étant congédiée, on invite ensuite successivement les familles particulières pour venir pleurer à leur tout, et on assigne à chacune son jour et son temps pour la cérémonie. La pleureuse recommence son discours en faveur des nouveaux venus : le lessus (lamentation) se fait sur nouveaux frais, et il se trouve toujours un panégyriste; de sorte que pendant que le mort est exposé, il est toujours’ gardé et presque continuellement loué et pleuré.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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