La piraterie en Gaspésie avant 1760

La piraterie en Gaspésie avant la Conquête ou le tourisme ancien en Gaspésie

Piraterie en Gaspésie : Il fut un temps où Percé connut un autre genre de tourisme : la piraterie. Il sera instructif d’en dire un mot.

Les mêmes facteurs naturels qui firent de Percé, dès le début, un poste de pêche recherché, devaient en faire aussi une cible de choix pour les pirates, en ces temps où la piraterie était devenue une institution presque honorable, alors qu’à la faveur de l’atmosphère régnante de guerres rarement interrompues, « Anglais, Hollandais et Français renégats » sillonnaient les mers, en vrais écumeurs, dans le seul but criminel de piller les vaisseaux et démolir les postes ennemis.

La piraterie fait son apparition sur les côtes de la Gaspésie en août 1690, à l’occasion de l’expédition de Phipps contre Québec. Cette expédition, organisée à la suite des Congrès provinciaux tenus à Albany et à New York, où les plans d’attaque avaient été dressés, et partie de Boston, échoua misérablement comme l’on sait : Frontenac avait décidé de répondre « par la bouche de ses canons ». Les trente-cinq bateaux de Phipps durent retraiter en désordre. C’est alors que deux frégates anglaises, camouflées sous les couleurs du drapeau français, fondirent sur la mission de Percé et que leurs équipages se laissèrent aller à un de ces actes de vandalisme sauvage et de fanatisme brutal, dont personne ne veut accepter la responsabilité et que l’histoire la plus indulgente n’arrive pas à excuser, encore moins à laver.

Aussi a-t-on cherché à faire porter la honte de cette triste randonnée sur une expédition privée conduite par un certain William Mason… Et Boston a tenu à prouver que ce William Mason était commandité par New York… Admettons que la justice exige de reconnaître que l’ordre ne venait pas de Phipps lui-même ni de ses subalternes immédiats.

Voici la relation que le Père Jumeau, dernier missionnaire Récollet à Percé et témoin oculaire de ce débordement, en fait à son Supérieur, le Père LeClercq : l’histoire ne se lasse pas de la reproduire…

« Mon Révérend Père,

Je passe sous silence le détail affligeant du naufrage que nous fîmes l’année passée, dans une nit affreuse, le vingt-troisième de Novembre, contre le Cap des Rosiers, à quinze lieues de l’Isle Percée, et du malheur que nous avons en celle-ci, d’avoir été pris par un Armateur de Flessingue, à cinquante lieues de la Rochelle, pour vous faire part de la douleur qui seule m’occupe entièrement à présent, et qui, je m’assure ne vous affligera pas moins que moi, puisque j’ai été le témoin des peines que vous vous être données pour l’établissement de nôtre Mission de l’Isle Percée et du Zèle avec lequel vous y avez procuré, la gloire de Dieu, et le salut des âmes.

Il semble que nôtre Seigneur n’ait voulut me conserver la vie dans le naufrage, que pour être aussi le témoin de la ruine totale et de l’entière désolation de ce lieu; afin de vous en faire moi-même la relation qui donnera assez à connaître à tout le monde, jusqu’à quel excès d’impiété et de fureur l’Hérésie peut monter, quand une fois elle se trouve en état de tout entreprendre et de tout exécuter par le ministère de ses adhérents.

C’est peu de vous dire, qu’au commencement du mois d’août dernier deux frégates anglaises parurent sous le pavillon de France à la rade de l’Isle de Bonaventure, et par ce stratagème se saisirent aisément de cinq navires pêcheurs dont les capitaines et les équipages, qui étaient alors entièrement occupés à la pêche, furent tous obligés de se sauver à Québec, parce qu’ils n’étaient pas en état de se défendre, ni de résister à tant de nations liguées contre eux.

Ensuite ces ennemis jurés de l’État et de la Religion ayant tenté une descente à terre à Percé qui leur réussit comme ils le souhaitaient, ils y séjournèrent pendant huit jours tout entiers, où ils commirent cent impiétés, avec tous les désordres imaginables; mais entre autres choses ils pillèrent, ravagèrent et brûlèrent les maisons des habitants, qui sont bien au nombre de huit ou dix familles, et qui pour la plupart s’étaient déjà refugiés dans les bois avec précipitation pour éviter la rencontre et la cruauté de ces impitoyables hérétiques, qui faisaient un horrible carnage, et mettaient tout à feu et à sang.

Je frémis d’horreur au simple souvenir des impiétés et des sacrilèges que ces scélérats commirent dans notre Église, qui leur servit de corps de garde, et de lieu de débauche; lesquels animés de même esprit que les iconoclastes, brisèrent et foulèrent aux pieds nos images contre lesquels il fulminaient mille imprécations, avec des invectives et des injures, comme si elles eussent été vivants. Les tableaux de la Sainte Vierge et de Saint Pierre ne furent pas exempts de leur furie ni de leurs emportements; puisque tous deux furent criblés de plus de cent cinquante coups de fusil, que ces malheureux lâchaient, à chaque fois qu’ils prononçaient par moquerie et par dérision ces mots de Litanies : Santa Maria, ora pro nobis. Pas une croix n’échappa à leur fureur, à la réserve de celle que j’avais autrefois planté sur la Table à Rolland, qui pour être sur une montagne de trop difficile accès, subsiste encore à présent toute seule, comme le monument sacré de nôtre Christianisme.

Les sacrilèges de Balthazar, qui profana autrefois, au milieu d’un festin, les vases sacrés du Temple de Jérusalem, en y faisant boire ses courtisans et ses concubines, furent les mêmes qui commirent ces hérétiques, lesquels au milieu de leurs horribles débauches, tant de jour que de nuit, buvaient dans nos calices des rasades, à la santé du Prince d’Orange, qu’ils bénissaient; fulminant au contraire mille imprécations contre leur Roi légitime.

Le commandant, pour se distinguer autant par ses impiétés, qu’il l’était par son caractère, se revêtit de la plus belle de nos Chasubles; et par une ostentation aussi vaine que ridicule, se promenait sur la grève, avec le Soleil d’argent, qu’il avait fait attacher sur son bonnet, obligeant ses camarades, par mille paroles de dissolution, à lui rendre les mêmes honneurs et les mêmes révérences que les Catholiques rendent dans les processions les plus solennelles, au Très Saint Sacrement de l’Autel.

Ils achevèrent enfin toutes ces impiétés, par une cérémonie autant extraordinaire dans sa forme qu’elle est extravagante et abominable dans toutes ses circonstances. Ils prirent les Couronnes du Saint Sacrement et de la Sainte Vierge, qu’ils posèrent sur la tête d’un mouton; ils lièrent les pieds de cet animal; et l’ayant couché sur la Pierre consacrée du maître Autel, ils l’égorgèrent, et le sacrifièrent, en dérision du Sacrifice de la Sainte Messe, pour remercier Dieu (à ce qu’ils disaient) des premiers avantages qu’ils remportaient sur les Papistes de la Nouvelle-France.

Ils mirent ensuite le feu aux quatre coins de l’Église, qui fut bientôt réduite en cendres, de même que celle de nôtre mission en l’Isle de Bonaventure, qui eut aussi une pareille destinée, après qu’ils en eurent brisé les images et coupé tous les ornements à grands coups de sabre.

Vous pouvez bien juger, par la douleur que vous ressentez au simple récit que je vous fais de ces désastres, combien je fus sensiblement touché, lorsque dans l’endroit même où avait été le maître Autel de notre Église, j’y trouvé encore le carcasse du mouton qui avait servi de victime au sacrifice abominable de ces impies.

Outré et pénétré de douleur de voir ainsi toutes les croix de cette mission hachées par morceaux ou renversées par terre je formai en même temps la résolution de rétablir les principales; à quoi je réussi, avec le secours charitable des habitants qui se portèrent à ce saint ouvrage avec encore plus de piété et de dévotion, que ces misérables hérétiques n’avaient fait paraître de fureur et de rage à les renverser : mais hélas! Mon cher Père, j’ai grand sujet de croire, et je crains bien qu’elles ne ressentent encore les effets funestes d’une seconde descente de ces ennemis jurez de notre sainte Religion; puisque deux jours après l’érection de ces Croix, c’est à dire le dixième de septembre, nous fûmes obligés de couper incessamment nos câbles, et de faire voile à la vue de sept navires ennemis, qui nous donnèrent la chasse d’une étrange manière, mais dont nous échappâmes enfin heureusement, à la faveur de la nuit, pendant laquelle nous vîmes avec regret toutes les habitations en feu.

Dieu sait l’embarras et les inquiétudes où nous nous trouvâmes alors, n’ayant point de leste ce qu’il nous en fallait pour forcer de voile, afin de nous éloigner promptement de l’île Percée, comme nous le souhaitions; et outre cela, manquant de pain, d’eau douce, et en un mot, de tout ce qui était nécessaire pour une navigation aussi longue et aussi difficile, que celle de Canada en France; mais enfin, notre Seigneur nous délivra de tous ces dangers par sa miséricorde, et particulièrement de l’armateur de Flesingue, qui s’étant rendu maître de notre vaisseau, nous pilla entièrement; et ne nous ayant retenu que quatre à cinq heures dans son bord, nous renvoya dans nôtre navire, après beaucoup de menaces et de mauvais traitements; et deux jours après, étant derechef poursuivi par un autre vaisseau, nous découvrîmes heureusement l’Isle-Dieu, où nous venons de mouiller l’ancre à la rade, et d’où je vous écris cette lettre, dans l’espérance de vous entretenir plus amplement des malheurs de notre mission de l’île Percée. Souvenez vous cependant de moi dans vos saints sacrifices, et ne croyez pour l’éternité tout à vous. »

(Notons que l’expédition de Wolfe en Gaspésie, en 1758, se ménageait des scènes du même genre… que ses Mémoires appellent ironiquement « a much needed rest… the time of their lives… » (Wolfe). « Les matelots montrèrent ironiquement leur rage pour le pillage, et cela de la manière la plus honteuse; ils se saoulèrent à ce point qu’ils se seraient noyés, n’avait été l’adresse d’un habitant français » (Bell) – « Scène choquante, car ces ennemis n’en étaient pas moins des hommes… » (Gordon), mais qui « réjouit fort notre chapelain anglican (un autre Shields) qui maudissait tout es Français… » *Hamilton). Tant de « glorieux exploits », dont Wolfe rougit lui-même, qui échappent à son contrôle et que l’un des commandants, Hardy, refuse de continuer, « ont répandu la terreur mais n’ont rien ajouté à leur réputation » (de son armée), conclut avec amertume Wolfe lui-même.).

Rocher Percé
Rocher Percé. Photo d’Olga Fedak.

Laisser un commentaire