De « Pélagie-la-Charette » et de « Starmania »
Revue des romans « Starmania » et « Pélagie-la-Charette ». Un exemple frappant de revue littéraire et sociologique des années 80 :
Une époque a toujours des modèles et ce qu’on appelle une civilisation est, en quelque sorte, le mode de vie auquel un groupe humain arrive après des années de pratique quotidienne. Ce consensus, obtenu naturellement,
s’incarne bientôt dans des individus qui deviennent des modèles auxquels s’identifie inconsciemment un peuple. La fidélité au modèle s’appelle alors une tradition et la répétition des mêmes gestes, de génération en génération, franchit les siècles et amène l’homme au seuil de l’immortalité.
La profondeur des racines peut alors s’exprimer, comme dans « Pélagie-la-Charrette », par ces cascades de prénoms où chantent la succession et la continuité : c’est Charles à Charles, Louis à Bélonie, Pierre à Télésphore.
Ce qui importe, ce n’est pas Pierre, ni Télésphore. Mais bien Pierre à Télésphore; ce qui compte, ce n’est pas l’individu, mais le lien, la chaîne entre les hommes. La mort peut abattre Charles, ou Louis, ou Pierre, mais elle ne peut rien contre Pierre à Pierre à Pierrot, ni contre Alban à Charles à Charles. Comme le dit Beausoleil-Broussard:
Quoi c’est qu’y a de plusse que la vie, que la vie d’un homme?
C’telle-là de la lignée…»
La vie d’un homme lui appartient et ne lui appartient pas. Elle s’inscrit dans une continuité qui la rend plus grande que sa durée. Le temps de l’homme n’est pas le passé simple; le temps de l’homme, et les mots ici nous montrent leur profonde sagesse, le temps de l’homme, c’est l’imparfait. Et ce qui irradie ainsi de l’homme, de son appartenance et de sa soumission à une continuité, c’est le halo de l’immortalité.
Nul, mieux que Jacques Grand’maison, n’exprime cette différence entre le monde ancien et le monde moderne quand il dit que nous sommes passés, au Québec par exemple, d’un monde de tradition à une société de conformisme. Et, à cet égard, le « Starmania » de Luc Plamondon (que nous analysons ici dans sa version originale) est très révélateur. Cet opéra-rock véhicule toute la mythologie du monde moderne et montre aussi l’étroitesse déplorable de ses limites.
Ainsi, la vie, dans « Starmania », n’est même plus l’espacviee de temps qu’un être occupe de sa naissance à sa mort: la vie se trouve maintenant limitée à une certaine période de l’existence où doit dominer un état de plaisir intense.
L’ouverture de « Starmania » le dit bien: «Tout ce qu’on veut c’est être heureux. Heureux avant d’être vieux/On n’a pas le temps d’attendre d’avoir trente ans.»
La publicité ne nous vend pas autre chose: il faut être jeune pour être heureux.
Que faire alors pendant sa «vie» ? La serveuse automate chante qu’elle ne veut pas faire comme tout le monde, qu’elle veut faire ce qu’elle aime; cependant, elle ne sait pas ce qu’elle aime, elle n’a envie de rien.
La bourgeoisie contemporaine n’a plus de projet, plus d’idéal. Ce vide, ce désœuvrement, signifie que le bonheur, l’idée de bonheur, ne se trouve plus à l’intérieur de l’homme. Ce bonheur, l’homme va cependant le chercher dans des images auxquelles il essaiera de se conformer: on rêve d’être une star, un artiste un chanteur de rock, un sex symbol, etc. La «vie» se trouve ainsi concentrée dans ces images que nous vend le monde bourgeois et le bonheur ne peut se trouver que dans la conformité aux images. Alors, on fait comme Ziggy; on quitte ses parents, on rejette son nom qui est le leur, on casse tout pour se rendre conforme, et Johnny Rockfort décrit parfaitement l’espèce de vide dans lequel l’homme moderne situe sa vie et son bonheur: «Sans foi ni loi, je veux vivre et mourir, sans feu ni lieu ( . . . ) J’ai pas d’passé, j ‘ a i pas d’avenir».
On coupe les liens, ses racines, pour se retrouver enfin «libres»: tous les soirs, on danse au 121e étage; le businessman a son bureau en haut d’une tour et passe l’autre moitié de sa vie en l’air. Peu à peu, à force de voyager et de vivre « en première » , toute cette bourgeoisie désœuvrée, toute cette humanité «en l’air», sans racines, sans notion du réel (elle ne «peut pas supporter la misère ») , se met à voir la ville, et la vie, à l’envers. Elle se croit anarchiste, alors qu’elle vit en millionnaire. Au moment où elle croit refaire le monde, elle est on ne peut plus conformiste, inutile et stérile.
Et on ne peut qu’être frappé encore par la sagesse ironique des mots (on dit donc toujours plus ou moins que ce qu’on croit dire) quand on sait que notre époque se définit comme la civilisation de l’image. Cette formule, employée à l’origine comme un synonyme euphorique de progrès, prend dans « Starmania » les allures d’une tragique réduction: la civilisation de l’image N’EST la civilisation QUE de l’image. Et tout le monde, dans « Starmania », en fait la douloureuse expérience: la serveuse automate aime Ziggy, qui ne l’aimera jamais puisqu’il est homosexuel; les hommes se retournent dans la rue sur une femme… qui n’est qu’un travesti. On aime les images et les images trompent. Le sex symbol exprime probablement le mieux cette dichotomie déchirante entre l’image qu’elle projette et la réalité de son être quand elle dit qu’elle n’a plus «l’âge de son image».
Mais ce monde de l’image a l’air tellement réel, il est devenu tellement «le» monde que tous ces héros modernes glissent inévitablement vers la paranoïa de l’égocentrisme forcené. Une chanson le dit d’ailleurs très clairement: «Au pays de la paranoïa, on se sent tout de suite comme chez soi» . Le pays de la paranoïa est bien celui de tous ces héros déconnectés, en l’air, chacun faisant son egotrip, convaincu que c’est là la réalité, le monde . (Je ne peuxque me rappeler René Homier-Roy disant dans une entrevue que, s’il avait eu des enfants, il aurait eu l’impression de passer à côté de la réalité.)
L’homme n’est plus dans l’homme et cette excentricité ne peut produire qu’une vision cynique de i’amour: «On n’a qu’une vie/Pourquoi la partager/Pourquoi vivre à deux si c’est pour vivre à moitié.»
Et quand on arrive au bout de son egotrip, «quand on n’a plus rien à perdre» comme le dit une des chansons, il ne reste plus que la déception, l’amertume et le désir de mourir. Le sex symbol constate que ne plus être identique à son image équivaut à mourir: «Laissez-moi mourir avant de vieillir». Et encore ici, l’individu, complètemen t obnubilé par son egotrip, complètement «sione», en vient à croire que son état est celui du monde, que le monde entier se résume à lui-même et à sa perception des choses, qu’il EST le monde.
« Le monde est stone» chantent les désespérés pour justifier leur suicide. «J’voudrais seulement dormir, m’étendre sur l’asphalte et me laisser mourir». La nuit et l’opacité des choses prennent ici la forme de l’asphalte qui coupe l’individu de ses racines. Les fleurs de macadam meurent étouffées dans leur egotrip, victimes des fausses images du bonheur.
Et ce qui me revient ici, par un surprenant raccourci, c’est Pélagie tombant au sol et inondant de ses pleurs la terre de l’Acadie retrouvée. Pélagie meurt certes, mais après avoir fécondé la terre de son pays avec ses larmes de cent ans, assurant ainsi la survivance de sa lignée et sa propre immortalité.
Le héros de « Starmania », refusant de se battre, incapable d’identifier la cause de sa souffrance, isolé, sans passé et sans avenir, sans racines et sans projet, se cogne la tête sur l’asphalte comme sur les murs de son egotrip, et meurt, inutile et stérile. La boursouflure du JE, image moderne de la liberté, conduit au désespoir et à la mort.
« Starmania » est l’exemple parfait de cette contradiction du monde moderne. La tristesse y est habillée de mélodies trompeuses, la mélancolie s’exprime de façon haletante, le désespoir affleure partout, submergé cependant par des rythmes endiablés qui occupent le premier plan et nous enivrent. La distance entre les sentiments et leur mode d’expression, entre le fond et la forme, suggère la schizophrénie. Le fond, c’est le désespoir: la forme, l’image, c’est la liberté. Les habitants de Naziland rêvent d’un «no man’s land». (Souvenons-nous d’Emmanuelle, l’an dernier, qui chantait: «Mon pays, c’est la frontière de tous les pays, c’est-à-dire nulle part, en fait), d’un lieu où ils pourraient vivre désespérément libres.» On ne peut mieux exprimer, je crois, l’écartèlement que provoque une telle vision du monde quand on songe à la tragique aventure de Jim Jones qui cherchait, lui aussi sans doute, un no man’s land où il pourrait vivre désespérément libre.
Il est étonnant, n’est-ce pas. comme les événements et les écrits d’une époque peuvent s’expliquer les uns les autres, se répondre et s’éclairer par la communauté de leurs préoccupations et de leur imaginaire.
L’homme moderne a troqué la durée pour l’intensité, l’immortalité pour l’éphémère. L’acceptation de l’imperfection lui conférait l’immortalité; la prétention à la perfection le mène à la mort.
« Pélagie-la-Charrette », c’est la vie d’un autre siècle, reconstituée; la vie d’un autre monde, revisitée ; c’est la vie , telle» qu’oubliée par une certain e modernité déracinée. «Starmania », c’est le désespoir et la mort que les déracinés essaient d’oublier dans la frénésie du plaisir et l’inflation stérile du moi.
Balzac aura donc eu raison, qui, montrant il y a 150 ans la montée de la bourgeoisie au pouvoir, déplorait aussi l’avènement du règne de l’individu et du «chacun pour soi». « Starmania » est l’exacerbation stylisé e de cette vision bourgeoise du monde.
Bernard Marcous, Ste-Thérèse.
15 octobre 1980.