Paris et les Allemands, impressions d’un témoin de 1941
Paris et les Allemands : Le pionnier, le colon plantent leurs drapeaux en terre vierge, là l’avenir germera : le conquérant plante sur la pierre.
An fronton de la Chambre des Députés et du Ministère de la Marine, deux drapeaux allemands flottent. Sur cette Place de la Concorde ou la mesure et l’harmonie règnent, chaque édifice, chaque ligne accentuent l’étrangeté de la Svastika dont Hitler a pavoisé Paris pour mieux le posséder. Partout le génie de notre civilisation s’impose et le Louvre, sous l’étiquette nazie, n’en célèbre pas moins la France.
Rien ne subsistera de cette occupation ; les Parisiens qui le sentent bien endurent avec la patience que donne seul l’espoir, la présence de l’ennemi. Cette attitude d’indifférence de la population, des milliers de courages individuels la composent ; des poings se crispent, des regards se dérobent, la haine se concentre.
Et, de ces pensées, de ces refoulements, on ne perçoit qu’une politesse froide et distante ; aucune bassesse, aucune concession, le peuple reste fier : ce ne sont lias des touristes que Paris reçoit, c’est l’ennemi qui le garde. Dans les lieux publics, un minimum de civilités de part et d’autre, juste ce qu’il faut pour ne pas tomber dans la muflerie.
Cependant la classe laborieuse, moins habituée à la contrainte d’une bonne éducation, est plus instinctive : les jeunes ouvriers dissimulent mal leurs opinions et souvent une moquerie, un éclat de rire suivent les chemises disciplinées. Parfois leurs présences par trop importunes provoquent des réactions plus graves. Dans l’autobus, près de moi, deux solides gaillards, bouchers aux abattoirs de la Villette, s’entretiennent de l’incident, de la veille : un officier allemand qui réquisitionnait la presque totalité de la viande disponible, avait été tué par un de leurs camarades. De pareils actes sont à déplorer, car, chaque fois, ces indignations incontrôlées entraînent des châtiments. Les étudiants ont d’abord manifesté, non pas contre l’occupant, mais pour De Gaulle… Après l’émeute sanglante du 11 novembre, on les redoutait encore. Le Quartier Latin se peupla de gardes mobiles. Tout cela ne suffit-il pas pour prouver aux Allemands l’utopie de la collaboration ?
Actuellement il est impossible que la nation française accepte de plein gré cette collaboration : aucun espoir, aucun idéal ne sont communs aux deux pays. Toute tentative de rapprochement acceptée ne peut être qu’un simulacre. Seules les réformes de Vichy conformes au programme de politique sociale nazie ont place dans les journaux de Paris : la ligne de démarcation est un crible résistant. Le Maréchal Pétain est représenté en France occupée par le Général de La Laurencie dont le bureau, rue de Grenelle, en face de l’ambassade de Suisse, n’est qu’une scène de tragi-comédie.
Les Allemands ont concédé ce fantoche d’administration comme la troisième république inscrivait sur les prisons, liberté.
C’est pour les Parisiens un mirage de la France libre. Ils sont reçus avec courtoisie : « Parlez librement, madame, ici vous ne craignez rien. »
C’est un affairement impuissant, une activité sans but, car. en fait l’autorité allemande dédaigne même de tenir les ficelles de ces marionnettes. C’est là le schéma de la collaboration toile que les nazis l’entendent.
Dès leur arrivée, les Allemands ont pris en mains tous les postes de commande : à l’administration française désorganisée s’est substituée la bureaucratie prussienne. La besogne a passé, en quelques jours, comme d’une équipe à l’autre. Mais la nouvelle discipline est plus serrée, l’ordre plus rigoureux. La hiérarchie allemande s’échelonne dans tous les domaines pour former une bureaucratie aussi stricte qu’une équation : triomphe de la méthode sur l’esprit. Cette administration mécanique cache parfois une ruse.
Paris et les Allemands X
Ainsi, pour avoir accès au bureau central de la Kommandantur établi au ministère de la guerre, il faut être en possession d’un laissez-passer : la sentinelle à qui l’on se renseigne pour obtenir ce papier donne tout d’abord une fausse adresse : celle de l’office de recrutement pour le travail en Allemagne. La, dès le seuil, des propositions alléchantes et, sur les murs, toute une propagande par l’image comme dans un bureau de tourisme. Le citoyen français est maintenant chez lui un étranger, un hors la loi, un exilé sans même l’appui d’un consulat.
L’obéissance passive est le seul droit qu’on lui laisse. L’armée d’occupation le surveille, étroitement secondée par la police parisienne qui. Dès le lendemain de l’armistice, se soumit tout naturellement. Ceux qui avaient jusque-là détenu la force subirent, par crainte ou par déformation professionnelle, l’ascendant du vainqueur. Toujours est-il que leur idéal de discipline prima sur le patriotisme et que l’on vit bientôt les agents favoriser l’occupant au détriment de la population ; complaisants pour celui-là, ils maugréaient contre l’autre et la bousculaient comme devant.
La police seule travaille dans un esprit de collaboration. C’est malgré eux que les autres fonctionnaires obéissent aux autorités allemandes : la nécessité est leur seule excuse. Monsieur Leclercq, directeur du service des passeports, m’avouait les larmes aux yeux que son titre n’était qu’illusoire ; en effet, sa signature ne valait que si l’on apposait au-dessous le sceau de Paierie nazi.
Ce règne de l’autorité semble d’autant plus brutal après la Troisième République favorable à toutes les idées. Une multitude de journaux politiques de toutes couleurs s’épanouissaient, une foule de partis tenaient un peu partout des réunions. A cette pleine liberté de pensée ont succédé la discipline sévère et le point de vue unique. Aussi le Français ne laisse-t-il passer aucune occasion de faire preuve de largeur d’esprit.
Hitler poursuit à Paris comme ailleurs sa radicale campagne antisémite. Quand on signala les entreprises juives par des pancartes jaunes, les Parisiens furent d’abord surpris d’en constater le grand nombre : la ville en était pavoisée. (La France admet facilement les étrangers ; on ne s’efforce pas de les distinguer, de les mettre à part, exception faite pour l’armée d’occupation ; et pourtant un Allemand en civil passe inaperçu : c’est l’uniforme seul qui détonne.)
La deuxième réaction, où d’aucuns verront peut-être une désobéissance à l’autorité, l’humanité seule l’inspirait : les Parisiens encouragèrent davantage les commerçants juifs, ou du moins, ne changèrent en rien leurs habitudes. Les nazis auraient voulu qu’ils les tiennent eux-mêmes pour leurs ennemis : mais le Français rebelle à l’asservissement total rejette les idées imposées, différent du Juif qui s’arrange de toute politique et prend la place qu’on lui laisse, petite ou grande, (parfois trop), véritable fluide.
Cette campagne antisémite marche de pair avec la propagande contre les francs-maçons. Les Allemands essaient de susciter quelque intérêt.
La population s’esquive. Quelques visiteurs parcouraient distraitement l’exposition des loges maçonniques organisée aux Champs-Élysées sur l’initiative nazie ; mais les rites bizarres amplement dévoilés rendaient encore plus obscures à leurs yeux les lins de l’association. Bref, toutes ces menées maladroites apparaissent bien vaines ; de reste, le Français résiste aux assauts de toute propagande.
Et pourtant, tous les moyens, du plus subtil au plus grossier, les Allemands ne nous en épargnent aucun : les agents secrets, les journaux qui gardent comme un masque leur ancien en-tête, le speaker de la radio au pur accent français. La musique elle-même participe à cette propagande totale : aux programmes, presque seulement des œuvres allemandes. Mais avait-on besoin des nazis pour goûter Beethoven ?
Et a-t-on attendu l’occupation pour jouer à l’Opéra du Wagner ? Toute la «Kultur », la nouvelle dictature s’en empare et s’en pare, tel un jeune noble dégénéré fier des exploits et du blason de ses ancêtres. Peine perdue… Les Français savaient, bien avant que Hitler ne le leur rabâchât, que la civilisation germanique avait produit des chefs d’œuvre ; ils les admiraient, et c’est eux-mêmes, souvent, qui les découvrirent à l’Allemagne.
Taris supporte la présence de milliers d’uniformes. Lourd tribut de la gloire ! Des permissionnaires allemands profitent de cette suprême récompense : deux jours à Paris ! Toutes les photos qu’ils prennent s’éparpilleront un peu partout en Allemagne, propagande française qu’ils lancent â leur insu. Ils sont là, une cinquantaine, couronne barbare au pied de l’Obélisque.
Un car déverse un autre groupe sur le parvis de Notre-Dame. Debout dans un camion descendant les Champs-Elysées, d’autres chantent ; un vieux Parisien se retourne, étonné et triste il les regarde passer.
A l’heure de la libération, non seulement le peuple intact dans sa foi, mais tout Paris, ses jardins, ses musées et ses églises, où jurent tant aujourd’hui leurs uniformes et leurs drapeaux, repousseront les Allemands.
JACQUELINE MABIT. Paris et les Allemands.
Texte paru dans la revue Amérique Française, novembre 1941.
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