Sentiment des païens au sujet des mânes
Il est assez difficile de démêler au juste ce que les Anciens pensaient au sujet des âmes, après leur séparation d’avec le corps. Ils semblent en avoir distingué deux dans la même personne; l’une qui errait sur les bords du Styx, jusqu’à ce que l’on eût rendu les derniers devoirs au cadavre, après quoi elle passait ce fleuve; elle était jugée par les trois juges redoutables Minos, Eaque et Rhadamente. Elle souffrait le châtiment dû à ses crimes dans les différents étages du Tartare, ou recevait la récompense proportionnée à ses mérites dans les champs Élysiens, ou bien même dans les cieux, lorsque ses actions héroïques l’avaient élevée au rang des héros et des demi-dieux.
L’autre âme était moins réelle; elle n’était que comme l’ombre, l’image, et le simulacre de la première; elle restait dans son tombeau, ou rôdait souvent autour. On pouvait facilement l’évoquer par la voie des enchantements; elle se montrait d’elle-même à différentes personnes, surtout aux parents et aux amis; elle épouvantait ses ennemis en faisant l’office des furies, et elle s’évanouissait comme une vapeur, lorsqu’on croyait la tenir.
Les motifs de la religion ne suffisant pas toujours pour arrêter ceux qui n’ont guère, ou pour rassurer ceux qui avaient lieu d’appréhender la profanation des sépultures, les Anciens, pour y obvier, avaient été obligés de mettre des gardes qui les défendissent, beaucoup moins contre les hostilités des ennemis de guerre que contre les créanciers, les sorciers et les voleurs. Apulée a sur cela un fort bel endroit au second livre de ses Métamorphoses qu’on peut consulter (Apulée, Métamorphoses, II, 22 < 26).
Telle est encore aujourd’hui l’opinion des peuples de l’Amérique; ils pensent que les âmes des morts se hâtent de se rendre au pays de leurs ancêtres, d’où elles ne se hasardent point de revenir, parce qu’il y a trop à souffrir sur le chemin qu’il faut tenir pour aller et pour venir. Cependant ils imaginent encore quelque chose qui les remplace dans leurs tombeaux, ils croient les voir dans les feux follets de leurs cimetières et des marécages, et ils en racontent autant d’apparitions que les bonnes vieilles femmes ont coutume d’en débiter au coin de leur feu.
Dès que l’âme est séparée du corps, ils cessent de lui donner les noms qu’ils lui donnaient pendant le temps de son union. Les Hurons et les Iroquois l’appellent eskenn; nom qui a toutes les significations de mânes, ombre, simulacre, image, que les Anciens lui avaient affecté.
Le père de Brébeuf (Jean de Brébeuf, S. J., Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1636, Paris, 1637, 2e partie, chapitre 2, p. 96 et suivantes, R.G. Thwaites, Relations des jésuites, volume 10, Cleveland, 1897, p. 140 et suivantes) rapporte qu’ayant consulté un ancien Huron, et lui ayant demandé pourquoi ils donnaient à des cadavres secs et arides depuis longtemps, les noms d’Eskenn ou hatiskenn, qui ne peuvent signifier que les âmes, il conclut ensuite de sa réponse qu’ils imaginaient que nous avions deux âmes, toutes deux divisibles et matérielles, et cependant toutes deux raisonnables : que l’une se sépare du corps à la mort, et demeure néanmoins dans le cimetière jusqu’à la fête des morts, après laquelle elle se change en tourterelle, ou, selon la plus commune opinion, elle va droit au pays des âmes. L’autre âme est comme attachée au corps, et informe, pour ainsi parler, le cadavre, demeure dans la fosse des morts après la fête, et n’en sorte jamais, si ce n’est que quelqu’un l’enfante derechef, et que la preuve de cette métempsychose était la parfaite ressemblance qu’ont quelques personnes vivantes avec d’autres qui sont mortes avant elles.
Les idées de la théologie ancienne se sont si fort brouillées, avant que d’arriver jusqu’aux Sauvages de nos jours, qu’il est presque impossible de rien conclure de certain de ce qu’ils disent. Chacun débite sur cela ses propres imaginations, et raconte les choses d’une manière différente des autres. Dans ce changement de l’âme en tourterelle ou pigeon ramier (car ils ne connaissent point d’autres tourterelles), je découvre encore un reste de la théologie hiéroglyphique, dans laquelle la colombe était le symbole de l’âme ou de l’esprit chez les Orientaux, et désignait tellement l’âme qu’ils avaient coutume d’en mettre une figure au cippe de tous les tombeaux, ou bien un papillon qui était aussi le symbole de Psyché, c’est-à-dire de l’âme. Quelquefois on mettait les deux ensemble, tels qu’on les voit encore sur quelques urnes cinéraires.
Pour ce qui est de cette espèce de palingénésie ou de renaissance, dont parle le père de Brébeuf, ils ne l’admettent guère que pour les enfants, à qui la mort n’a presque laissé aucun usage de la vie. C’est pour cette raison qu’ils ont coutume de les ensevelir sur le bord des chemins, dans la persuasion que leur âme errante pourrait rentrer dans le sein de quelque femme à son passage.
En conséquence de l’opinion générales qu’il reste quelque chose dans les tombeaux, le corps de la nation fait souvent festin pour pleurer les morts. Ceux d’un village se transportent dans un autre pour y rendre ces honneurs funèbres. Les voisins et les alliés ne manquent pas aussi de garder ces devoirs de civilité et de bienséance. Les particuliers vont pareillement très souvent au tombeau pour y renouveler leurs pleurs, que les Romains prenaient soit autrefois de faire couler jusque sur les cendres par des ouvertures pratiquées à leurs urnes. Ils arrachent les herbes qui y naissent. Ils y portent souvent du blé et de la sagamité, qu’ils y jettent par une petite fenêtre qu’on fait exprès à la cabane de planches ou d’écorces qui y sert de mausolée. Après quelques mois ils ouvrent de nouveau le sépulcre de nouvelles robes à celles que la pourriture aurait déjà consumées; enfin, comme l’âme n’est pas tellement attachée à son tombeau, qu’elle n’en sorte aussi quelquefois pour errer aux environs, et revenir aux endroits qu’elle a fréquentés, ils jettent souvent des offrandes dans le feu de leurs foyers.
Les mères surtout, à qui la mort a enlevé leurs enfants dès l’âge le plus tendre, ne manquent point de temps en temps à tirer du lait de leur sein, et à le jeter dans le feu, ou sur la tombe, pour leurs enfants morts à la mamelle (Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France, en l’année 1634, Paul Le Jeune, S.J., cf. R.G. Thwaites, Relations des jésuites, Volume VI, 208 – 209 : sur la mort, mais la référence de Lafitau est inexacte).
Les peuples de la Floride (Garcilaso de la Vega, Histoire de la Floride, 2 volumes, Paris, 1670, I, 2,2, p. 80) faisaient garder leurs cimetières; et, lorsque Fernand de Soto y arriva, il trouva un Espagnol qui avait été fait esclave par les Sauvages, et qui ravi de voir des gens de sa nation leur racontait par ses aventures qu’une de ses plus grandes peines était d’avoir été destiné à la garde des corps morts dans le cimetière contre les bêtes féroces, qui venaient les déterrer pendant la nuit, et dont il avait pensé être dévoré lui-même.
Cette précaution peut être bonne contre les bêtes, et contre ceux ou celles qui pourraient y venir, comme Canidie, pour leur maléfices; mais elle n’est pas suffisante contre les ennemis de guerre, qui sévissent quelquefois dans ces pays-là contre les cadavres de leurs ennemis, ce qui est regardé comme l’hostilité la plus brutale, et comme la plus cruelle marque de l’inimitié. Il n’y a que peu d’années que des nations ennemies des Tionnontates, qui sont les Hurons établis au détroit, profanèrent leurs cimetières, en dispersèrent les ossements, et les pendirent à des arbres.
Je ne sache pas que les Iroquois aient jamais eussent le soin de commettre la garde de leurs tombeaux à leurs esclaves. Mais ils ont toujours été fort religieux à l’égard de leurs morts et de leurs sépultures. Néanmoins depuis l’arrivée des Européens, et le grand commerce qu’ils font par le mélange des nations, outre qu’ils se sont beaucoup retranchés sur la porcelaine qu’ils enfermaient dans les sépulcres; la disette qu’ils en ont eue dans la suite a obligé quelques particuliers peu scrupuleux à fouiller dans les cendres de leurs ancêtres, pour en retirer cette porcelaine ternie et à demi rongée, qu’on reconnaît, et qu’on distingue encore; de sorte que la même avarice, qui a fait profaner en Europe et en Asie les mausolées des rois, où l’on espérait trouver de grands trésors, a fait violer à ces peuples misérables les asiles et leurs morts pour en retirer ces bagatelles méprisables à nos yeux, mais qui ne l’étant pas aux leurs excitent leur cupidité, comme l’or enflamme la nôtre.
L’avidité insatiable des conquérants du Pérou et Mexique (Francisco Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, V, 17, Paris, 1606, p. 327, verso) leur fit ainsi profaner toutes les anciennes sépultures des Indiens, dans l’espérance d’y trouver les richesses immenses qu’on avait coutume d’y ensevelir avec les corps. Dès qu’ils les avaient ouvertes, ils foulaient aux pieds les cadavres avec ignominie, et ils les jetaient à la voirie, comme ceux des bêtes. Les Indiens en étaient au désespoir; et malgré la douleur extrême dont ils étaient accablés en voyant ces profanations, ils ne pouvaient s’empêcher, disent les auteurs de ces temps-là, de prier humblement ces impies profanateurs de discerner les richesses, dont ils étaient si avides, d’avec les cendres de leurs ancêtres, qui ne pouvaient leur être utiles à rien. Qu’à la bonne heure ils emportassent l’or et les bijoux dont leurs sépulcres étaient pleins, mais qu’ils laissassent les corps dans le lieu de leur repos, afin de ne pas rendre leur réunion avec leur âme au temps de la résurrection future trop difficile et trop pénible, en dispersant ça et là leurs ossements sans aucun respect pour leurs mânes.
Soit religion, soit respect pour les défunts, soit considération pour leurs parents, il n’est plus permis de nommer une personne morte par aucun des noms qu’elle portait durant sa vie. Tous ceux ou celles qui avaient des noms semblables sont obligés de les quitter, et d’en prendre d’autres, ce qui se fait au premier festin. Ces noms restent comme ensevelis avec le cadavre, jusqu’à ce que les regrets étant dissipés et amortis il plaise aux parents de relever l’arbre, et de ressusciter le défunt.
À mon arrivée au saut Saint-Louis, les missionnaires jugèrent que pour me donner du crédit je devais relever le nom sauvage du feu père Buyas, missionnaire célèbre, et extrêmement considéré des Iroquois, parmi lesquels il avait passé un grand nombre d’années. Il N’était mort que quatre mois auparavant, et c’était relever l’arbre trop tôt selon leurs usages; aussi, quand ils n’étaient pas contents, plusieurs me reprochaient que je leur avais fait injure en prenant le nom de leur père; cependant, ils ne laissaient pas de me regarder comme un autre lui-même, parce que j’étais entré dans tous ses droits.
C’est un des affronts des plus sensibles qu’on puisse faire à un Sauvage que de lui parler de ses parents morts; on ne leur en rappelle l’idée que dans les cas de nécessité, et dans ces cas-là même il faut user de précaution. Car, outre qu’on n’ose prononcer le nom du défunt, ainsi que je l’ai déjà remarque, on n’ose pas même dire, vixit, abiit, fuit, ainsi qu’on l’écrivait sur les urnes sépulcrales; il faut pareillement se servir de circonlocution parmi eux, et dire, par exemple : le grand capitaine qui nous a quittés, que nous pleurons, etc. L’idée du mort ne s’évanouit pourtant pas avec lui; et comme pendant longtemps on rend certains honneurs à son tombeau, le deuil et les regrets durent aussi pendant un temps assez long.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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