L’orgue concertant, son essor incontestable
L’orgue concertant, c’est-à-dire, employé avec d’autres instruments, prend, de nos jours, un essor incontestable. Dans de nombreux pays, des efforts sont faits pour lui attribuer une place dans la vie musicale.
Jusqu’au XVIIIème siècle, c’est sur l’orgue que reposait toute l’instrumentation de la musique sacrée. A cette époque, l’organiste, qui dans sa jeunesse était toujours initié à ‘l’improvisation, réalisait sans difficulté le continuo, sur lequel s’appuyaient les solistes instrumentistes, ainsi que les voix.
C’est Haendel qui, le premier, avec ses 16 admirables concertos pour orgue, orchestre à cordes, et deux hautbois, créa l’orgue concertant. Il exécutait lui-même ces concertos en intermède au milieu de ses oratorios, laissant, dans les soli, une large place à l’improvisation.
Dans l’œuvre de Bach, la Cantate 29 et la Cantate 146 débutent par une Sinfonia pour orgue et orchestre à cordes. Ces deux pièces existent, du reste, sous une forme différente. La Sinfonia 29, en RE majeur, se retrouve transposée en MI, dans ses Sonates pour violon seul, et la Sinfonia 146 n’est autre que le premier mouvement du Concerto pour clavecin en RE mineur.
Si l’on excepte les Sonates d’église de Mozart, dans lesquelles l’orgue est réduit à un rôle effacé d’accompagnement, il faut attendre jusqu’à la fin du XIXème siècle pour voir renaître, et, cette fois-ci sous une forme complète, l’esthétique symphonique de l’orgue.
C’est à Saint-Saëns que revient l’honneur de l’avoir fait revivre. Dans sa 3ième Symphonie, en UT mineur, qui comporte l’orchestration moderne, il incorpore l’orgue en lui réservant plusieurs entrées d’un effet saisissant, tantôt dans la douceur, tantôt dans la force. Le calme, le mystère, la souveraine puissance de l’instrument – roi y sont introduits tour à tour avec l’art d’un Maître véritable.
La voie était ouverte; Guilmant s’y engagea avec sa Symphonie en RE mineur, Widor écrivit sa 2ième Symphonie, en MI mineur, avec une importante partie d’orgue, et, plus tard, composa la Sinfonia Sacra, en UT mineur.
J’ai moi-même attaqué le problème de la fusion complète de l’orgue et de l’orchestre, dont la solution me semblait offerte par les instruments électriques modernes. J’ai mené mes recherches dans deux voies: la transcription, et la composition proprement dite. J’ai transcrit deux œuvres de Bach: Toccata, Adagio et Fugue en UT majeur, et le Concerto en LA mineur, transcrit déjà par Bach pour orgue seul, d’après Vivaldi. J’ai ensuite transcrit trois œuvres de Liszt: La Légende de Saint-François-de-Paule marchant sur les flots, la Fantaisie et Fugue sur: « Ad nos, al salutarem undam », et les Variations sur: « Vienen Klagen Sorgen Zagen » sur le Basso Ostinato du « Crucifixus » de la Messe en ST mineur. Après quoi j’ai écrit mon Poème Symphonique: « Cortège et Litanie », ma Symphonie en SOL mineur, et mon concerto en MI mineur. Je dois dire que les occasions que j’ai eues de jouer avec la plupart des grands orchestres du monde, et parfois .avec ceux-ci sur des orgues géantes, m’ont considérablement renseigné, et m’ont, par conséquent, beaucoup facilité ma tâche, en précisant mes idées.
Sans prétendre donner ici une nomenclature complète de la littérature actuelle de l’orgue et de l’orchestre, je citerai néanmoins, au hasard, soit de mes exécutions, soit de mes simples auditions ou lectures: Trois Concertos de Enrico Bossi, Trois Concertos d’Eric Delamarter, un Concerto d’Alfred Casella, un Concerto de Hindemith, Un Concerto de Poulenc, Un Concerto de Joseph Jongen, Un Concerto de Goedike.
Si, j’ai, pour ma part, toujours écrit pour orgue à 32 pieds et grand orchestre complet, je dois faire remarquer que certains compositeurs modernes ont parfois employé un orchestre partiel. Certains n’ont utilisé que les vents (Hindemith), d’autres, cordes et grands cuivres (Casella, Widor: Sinfonia Sacra), d’autres, cordes et cors (Bossi).
L’orgue ne concerte pas qu’avec l’orchestre. Son alliance avec les grands cuivres produit un effet d’une grande noblesse. Widor a écrit pour cette combinaison son « Sa’lvum Fac » et moi-même, le « Poème Héroïque » dédié à Verdun, inspiré de sa défense.
Enfin, l’orgue et le piano donnent lieu à un alliage fertile en trouvailles intéressantes, grâce à l’opposition de la percussion et du son continu. J’ai écrit, successivement: Une Ballade, des Variations à deux thèmes, et une Sinfonia, œuvres que j’ai jouées au cours de mes tournées avec ma fille, Marguerite Dupré, au piano.
Je suis amené à parler des salles de concert dans lesquelles de tels programmes peuvent être exécutés. L’Angleterre a, la première, réalisé dans la plupart de ses town-halls la formule qui synthétise les divers problèmes de cet ordre. Les salles, rectangulaires, contiennent, en moyenne, de 2000 à 3000 places. L’estrade peut recevoir, outre l’orchestre, un chœur, dispose en gradins, et comprenant généralement 500 voix. L’orgue, ayant de 60 à 90 jeux, est placé au fond, dominant les chœurs. C’est dire que toute manifestation musicale peut y avoir lieu: récitals de solistes, oratorios, musique symphonique avec orgue, etc.
C’est en 1878 que Paris fut doté d’une grande salle de concerts, le Trocadero, qui contenait 4000 places. L’orgue, de Cavaillé-Coll, était un de ses plus grands chefs-d’œuvre. Pendant de nombreuses années, cette salle fut, en France, le lieu unique des grandes manifestations avec orgue. D’autres furent construites depuis, à Paris, et dans d’autres villes françaises importantes.
Est-il nécessaire d’ajouter que l’on en trouve aussi dans beaucoup de grandes villes d’Europe? Aux Etats-Unis, un grand nombre d’universités, de collèges, de cityhalls, possèdent le complet équipement musical. Ces nombreuses salles aident puissamment à la formation artistique des étudiants et du public.
Enfin, l’Australie possède, dans les capitales de ses provinces, des salles sur le modèle anglais. La plus belle, Sydney Town-Hall, de 4000 places, est d’un acoustique admirable et possède un orgue de 1 27 jeux dont la grande Bombarde de 64 pieds est célèbre dans le monde entier. L’effet en est, du reste, saisissant.
Au Canada, Toronto est, pour le moment, la seule ville équipée, pour n’importe quel genre de manifestation musicale, que l’on puisse citer.
On comprendra sans doute qu’un organiste, ayant eu de nombreuses occasions d’apprécier l’enrichissement que ces salles peuvent apporter à la vie musicale, et à celle de l’orgue, appelle de tous ses vœux leur multiplication.
MARCEL DUPRÉ
Montréal, 19 septembre, 1948.
Amérique française, Volume 7, numéro 2, 1948.