Notre langue
Un de mes amis, écrivain, me disait: «Pourquoi persistes tu à écrire un français qui imite le plus possible là langue des écrivains de France et, surtout, des écrivains de Paris? Quoi que tu fasses, quels que soient les efforts et l’application que tu y mettes, tu sais bien que tu n’écriras jamais avec la même élégance et la même perfection que les écrivains français et parisiens. Espères-tu battre, avec leurs propres armes et sur leur propre terrain, Paul Valéry, André Gide, Georges Duhamel, Henry de Montherlant, Jacques de Lacretelle?
Ne vaudrait-il pas mieux pour toi (et pour nous tous, écrivains canadiens de langue française), d’essayer de nous exprimer à notre propre manière, de travailler à la transformation de la langue française selon l’esprit et les exigences de notre milieu? Notre milieu est très éloigné et très différent du milieu français. Notre genre de vie, nos problèmes, nos besoins, nos divertissements ne sont pas du tout ceux des Français.
Nous n’avons que peu d’intérêt pour ce qui les passionne; ce qui nous passionne ne les intéresse guère. Pourquoi ne nous efforcerions-nous pas d’élaborer une langue spécifiquement canadienne, une langue qui correspondrait vraiment aux réalités et répondrait vraiment aux exigences de notre milieu du Québec et du Canada français?
Cela ne serait-il pas plus fécond pour nous et pour notre peuple que notre ridicule et stérile entêtement à singer les écrivains de France et de Paris? » J’avoue que je ne fus pas persuadé par l’éloquence et les arguments de mon ami. Que pourrait être cette langue canadienne dont il préconisait l’élaboration? Un mélange de français, d’anglais, d’anciens idiomes indiens et d’idiotismes.
A ce mélange, on pourrait intégrer des mots de notre propre création et qui définissent des réalités canadiennes qui n’existent pas en France… Cette langue nouvelle exigerait un nouveau dictionnaire, une nouvelle grammaire… mais cette langue serait-elle populaire?
Les Canadiens-français voudraient-ils, pourraient-ils l’apprendre, la parler couramment? Ne s’agirait-il pas d’une invention purement littéraire, d’une artificielle fabrication de quelques écrivains en mal d’innovation et d’originalité?
Dans les villes comme dans les campagnes, nos gens parlent le français. Souvent, en raison de circonstances particulières, ils le parlent mal. Néanmoins, c’est un français authentique qu’ils parlent même s’il est pauvre et incorrect. Pa r négligence, ils déforment la prononciation; par ignorance, par indigence de vocabulaire, ils emploient des tournures et des mots anglais, des tournures et des mots de leur cru.
Mais, dans tous les cas, il s’agit de négligence et de laisser-aller, d’ignorance et d’indigence linguistique; non pas d’un renoncement conscient à la langue française, d’une volonté délibérée de parler un autre langage que le français. L’écrivain canadien de langue française doit-il. prendre prétexte des fautes du parler populaire de nos gens (des villes ou de la campagne) pour mal écrire? Doit-il élever aux honneurs de la littérature les faiblesses, les déficiences et les lacunes du parler populaire? Si beaucoup de gens parlent mal, devra-t-il croire, lui, qu’il fait de l’excellente littérature en reproduisant ce parler défectueux? Je ne le crois pas.
Tout au plus pourra-t-il plaire au plus grand nombre en flattant son penchant, son inclination au plus facile. C’est là basse démagogie. Il est permis de concevoir autrement la fonction de l’écrivain canadien de langue française. Il est noble et fier de sa part de se montrer le serviteur méticuleux et intransigeant de la langue qu’il emploie et qu’il veut servir autant qu’il veut s’en servir. La langue est une des forces et un des moyens qui permettent à la dignité humaine d’atteindre à sa plénitude.
L’homme doit savoir s’exprimer pour communiquer avec ses semblables; pour éclaircir ce qui se passe en lui et comprendre son propre drame.
Plus on trahit sa langue, plus on renonce à un de ses meilleurs attributs de personne humaine, à une de ses puissances fondamentales. Posséder un vocabulaire et avoir l’art d’en utiliser toutes les ressources, les nuances et les finesses, c’est la condition première de la pensée personnelle et de la communication efficace avec autrui. A l’intérieur de l’homme, la pensée naît et s’évapore comme une vaine fumée.
C’est par le secours des mots qu’elle s’incarne, se fortifie et se développe jusqu’à son plein épanouissement; c’est par l’art de la parole que l’homme transmet sa pensée à ses semblables. Selon moi, l’écrivain est particulièrement coupable, qui. «abuse de son moyen d’expression; qui consent à l’abâtardir, à l’affaiblir, à l’obscurcir. Aucun prétexte, si légitime soit-il en apparence, ne saurait justifier cet abus.
De la part de l’écrivain canadien, déformer volontairement la langue française sous pré- texte de travailler à l’élaboration d’une langue canadienne, c’est lâcher la proie pour l’ombre — la plus substantielle des proies pour la plus décevante des ombres. Certes, la langue française ne sera pas éternelle; il est possible que nos descendants du XXXe siècle parlent et écrivent une autre langue. Mais devons-nous œuvrer en vue de la création de cette langue-là? Croyons-nous de bonne foi que nous en hâtions l’avènement en déformant la langue française qui est notre seul moyen actuel de pensée et d’expression?
La langue subit de lentes modifications et transformations. L’écrivain s’y soumet avec prudence, les accepte avec discernement. Il lui est permis de risquer des innovations qui lui paraissent, réflexion faite, raisonnables et souhaitables. Mais ces prudentes innovations de détail n’ont rien à voir avec un bouleversement global, une révolution qui chambarderait tout de fond en comble. On peut toujours excuser le révolutionnaire qui veut détruire l’ordre régnant en vue d’un ordre nouveau qu’il juge supérieur et qu’il conçoit nettement.
Pareille entreprise révolutionnaire se justifie. Mais que penser du révolutionnaire qui veut détruire un inestimable trésor linguistique en vue de la création d’une langue nouvelle qu’il n’imagine que vaguement? La langue française, qui est notre langue maternelle, a fait ses preuves dans le monde depuis plus de trois siècles. Elle a puissamment contribué à la connaissance de l’homme intérieur, au progrès des sciences et des arts; elle s’est délivrée un instrument de précision pour l’échange des idées et pour la communication des hommes entre eux ; elle a donné naissance à une des plus riches et des plus belles littératures.
Bref, elle a été un merveilleux agent de civilisation. Il me paraît incroyable que l’écrivain canadien renonce à cette langue ou qu’il songe a la déformer, à la massacrer dans l’espoir qu’une langue nouvelle naisse comme par enchantement de ce massacre. L’écrivain digne de ce nom n’a pas à suivre et a contresigner de son autorité les fautes, les négligences, les lacunes, les avilissements du parler populaire — paysan ou citadin.
Au contraire, il doit tendre tout son effort à corriger le parler populaire, à donner dans ses écrits des modèles de précision et de pureté linguistiques. Il ne s’agit pas ici pour l’écrivain canadien de rivaliser avec les grands écrivains français du passé ou d’aujourd’hui. Que Gide, Valéry, Duhamel, Montherlant, de Lacretelle écrivent une langue plus pure, plus rigoureuse, plus élégante que la mienne, c’est ce dont je me rends fort bien compte. Mais qu’ils écrivent si bien n’est pas une raison pour que je m’applique à mal écrire afin de ne pas leur ressembler, afin de n’être pas battu par eux? Je me place sur un autre plan : celui où je défends, selon mes forces et mes lumières, mes dons et mes talents, l’intégrité de ma langue maternelle. Je l’aime passionnément et je la respecte de mon mieux parce que je vois en elle le seul instrument dont je disposé pour penser et raisonner, pour affirmer et rehausser ma dignité d’homme.
Rex DESMARCHAIS.
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