Le Métis canadien et son histoire
Son rôle dans l’histoire des provinces de l’Ouest
Par Benoit Brouillette, professeur à l’École des Hautes Études commerciales et à la Faculté des lettres
Il ne nous est pas donné de lire souvent un ouvrage d’une telle envergure sur un sujet d’histoire canadienne.
L’auteur a consacré plus de dix années de recherches pour rassembler l’énorme documentation dont il a eu besoin. La simple énumération des sources occupe vingt-trois pages de la préface, sans compter les milliers de notes infra-paginales.
Nous savons en fait que l’auteur a fait son travail sous la direction, de professeurs éclairés, tels que M, P. Renouvin de la Sorbonne, M. A. Siegfried, du Collège de France, M. M. Griaule et Lester de l’Institut d’Ethnographie, M. J. B. Brebner, de Columbia (New York), M. H. A. Innis, de Toronto, M. A. S. Morton, de Saskatche’wan ; qu’il a longuement travaillé dans les archives soit à Londres, dans celles de la compagnie de la Baie d’Hudson, soit à Ottawa aux Archives publiques du Canada, avec l’aide de M. Gustave Lanctôt ; qu’il a vécu parmi les survivants des Métis dans la Prairie canadienne pour y faire sur place les enquêtes nécessaires à son étude.
Avant de porter un jugement, considérons d’abord le plan de cet ouvrage. M. Giraud le partage en cinq parties. Dans les deux premières, il n’est pas encore question de métis. L’auteur situe son sujet en y décrivant le milieu physique et humain et en montrant comment et quand se sont effectués les principaux courants de pénétration de la race blanche : deux principaux courants se succédèrent dans le temps, l’un venu du sud-est, qu’on peut qualifier de canadien, l’autre venu du nord, un courant britannique ; plus tard, ces courants s’affrontèrent après 1760 et la victoire fut remportée, théoriquement du moins, par la puissante compagnie de la Baie d’Hudson.
Dans les deux parties suivantes, nous assistons à la naissance du groupe métis, puis à l’éveil d’une conscience nationale. Ainsi que nous l’avaient fait pressentir les courants humains, les métis furent originaires de deux foyers, l’un méridional, c’est-à-dire canadien en grande majorité, l’autre septentrional, i.e. britannique où domine l’élément écossais et anglo-saxon.
Il semble que ce soit durant la seconde moitié du XVIIIe qu’il faille le placer l’apparition du groupe métis de l’Ouest. Mais ces métis sont encore des nomades, attachés aux occupations de la traite des fourrures, il faut attendre l’époque de la colonisation sédentaire de la Prairie, au XIXe siècle, pour que le groupe métis acquière brusquement une conscience nationale.
L’éveil de cette conscience, objet de la quatrième partie, est hâté par les événements qui survinrent en 1815 et 1816 dans la colonie d’Assiniboia, fondée par la suite sur les bords de la Rivière Rouge, par Lord Selkirk. Événements tragiques qui se terminèrent par le massacre de la Grenouillière, suivi de la dislocation de la nation métisse.
Après six cents pages de texte, l’auteur arrive à son principal sujet qu’il traite d’ailleurs en une cinquième partie : la maturité du groupe métis (I818-I869). Il y consacre plus de cinq cents pages qu’il partage en trois livres : les deux premiers portent sur les métis de la Rivière Rouge, l’autre sur ceux de l’Ouest. Les métis de la Rivière Rouge traversent d’abord des années d’incertitude (1818-1827), marquées par les aléas de la vie agricole, par le découragement et l’émigration, par le caractère du gouvernement local. Autant de facteurs susceptibles de retenir le groupe métis dans son passé de nomadisme et d’indépendance. Mais à côté de ces facteurs de régression, d’autres sont de relèvement et marquent les débuts de l’évolution. L’action du clergé catholique, auquel l’alliance des métis les plus marquants ajoute un facteur particulièrement utile de relèvement. Ces derniers constituent déjà une sorte de bourgeoisie métisse.
Viennent ensuite les années de stabilisation (1828-1869, Le plus grand nombre des métis pratiquent encore le nomadisme, à quoi attribuer cette persistance. Quelles sont les modalités et les conséquences du nomadisme ?
Tels sont les problèmes qu’étudie l’auteur dans trois de ses plus intéressants chapitres. Durant plus de quarante ans, les expéditions de chasse d’été et d’automne devinrent les principales occupations des Bois-Brûlés (métis). « Épisode le plus important et le plus caractéristique de leur existence ».
Ces expéditions avaient pour objet la chasse au bison : le premier « tour » durait de juin à août, réunissait de cinq cents à mille personnes, hommes, femmes et enfants, de huit cents à mille quatre cents charrettes et devait procurer à la colonie la viande sèche et le pemmican. Le second tour, de septembre aux premiers froids, réunissait moins de participants et procurait la viande « verte », gelée pour l’alimentation en hiver. Il existait un code de chasse et des itinéraires précis. La description de la chasse elle-même, que relate l’auteur d’après un grand nombre de documents contemporains, mériterait d’être citée textuellement. Nous y reviendrons peut-être plus tard. Avec la permission de l’auteur, nous pourrions sans doute publier une partie de ces pages admirables. Cette initiative serait d’autant plus désirable que le gros volume n’aura qu’une diffusion très limitée au Canada.
La sixième et dernière partie du volume montre la désagrégation du groupe métis. On assiste à la décadence du groupe de la Rivière Rouge, l’exode vers l’ouest, l’extermination des troupeaux de bisons. Enfin, en 1885, ce fut le triste épisode de l’insurrection de 1885. La relation de ces événements, faite par un historien digne de son rôle, est fort différente de celle qu’on peut lire dans les manuels et traités écrits par des historiens du Canada. Laissons aux lecteurs le soin de porter un jugement. Le livre se termine par une analyse de la situation actuelle des métis, analyse basée sur les observations que l’auteur a faites durant son séjour dans la Prairie en 1935-36.
Nous apprenons, au moment où nous faisons le compte-rendu de ce volume, que M. Marcel Giraud vient d’être élu professeur au Collège de France, en novembre 1946. C’est un bien grand honneur pour un jeune savant, et nous sommes assurés que son admirable thèse de doctorat fut une des causes d’un tel choix. C’est pour lui en effet un tel encouragement à poursuivre ses études sur l’histoire et la sociologie canadiennes. À les enseigner à l’auditoire d’élite qu’il aura dans cette vénérable institution.
Le moment est venu pour moi de porter un jugement sur l’ensemble de l’œuvre. On reste comme confondu devant l’ampleur de l’entreprise que l’auteur s’est imposée. Qu’il l’ait menée à bien cette entreprise, il n’y a aucun doute. Il a conduit son étude avec une logique et une clarté d’exposition qu’on voit rarement. Il n’a pas succombé au danger de l’alourdir par une trop massive documentation et pourtant, il ne fait aucune assertion gratuite, témoins les milliers de notes infrapaginales qui aideront les chercheurs à poursuivre des études sur les mêmes sujets. Pourtant, nous avons quelques péchés véniels à lui reprocher.
Dans le milieu physique (p. 19), l’auteur définit ainsi le vocable canadien-français de « coulée » en l’assimilant au « thalweg » des géographes. Il y a confusion.
Nous appelons « coulée » une vallée torrentielle escarpée qu’on appelle en France un ravin. Le thalweg est la partie la plus profonde de tout cours d’eau, que ce soit une rivière lente ou un torrent. Plus grave est l’usage, tout au long du livre, du mot « traiteurs » pour désigner les commerçants de pelleteries. Je suis si mal placé, hélas ! pour reprocher cela à l’auteur, l’ayant moi-même employé dans mon premier ouvrage publié à Paris.
Mais je me souviendrai toujours de la remarque de mon maître Demangeon à ma soutenance. « Nous avons un mot français pour traduire « trader », c’est traitant. Un traiteur n’offre pas de fourrures à sa clientèle.
Nos archivistes sont généralement férus de chronologie et de dates. La pratique des dictionnaires généalogiques les rend pointilleux sur les parentés de ceux qu’on mentionne dans un livre. Ils trouveront ici beaucoup de noms de personnages ; mais il leur faudra de bonnes loupes pour prendre l’auteur en défaut. Nous renonçons donc à ce genre d’exercice et reconnaissons dans l’œuvre de M. Giraud celle d’un maître qui a puisé sa formation aux meilleures sources. Qui est un travailleur étonnant et qui, chose agréable, est un excellent écrivain.
N.B. — il n’existe que cinq exemplaires de ce compte-rendu au Canada, dont un aux Archives publiques d’Ottawa.