Luttes politiques au Canada après la Conquête
L’occasion étant passée de conquérir l’indépendance comme province associée avec les États américains; (On a craint dans le temps et l’on croit encore dans certains milieux que la religion catholique et la langue française auraient été en danger de perdition dans la confédération américaine. On peut se demander si, en 1783, le risque était moins grand pour elles sous un régime d’État anglo-saxon protestant, exerçant à l’intérieur même du pays un pouvoir absolu, fort de toute la puissance de l’Empire britannique et secondé par des nationaux, déterminés à dominer partout, en contrôlant la politique, l’économique et l’éducation.
la lutte allait reprendre pour conserver d’abord, étendre ensuite une liberté relative sous un gouvernement étranger.
L’action politique, moins compromettante que la guerre civile, était maintenant et pour toujours le seul moyen de marcher par étapes vers l’autonomie nationale.
Comme toujours nos concitoyens prirent l’initiative de l’action nouvelle et firent campagne pour obtenir de la métropole un instrument politique, qui devait conduire au gouvernement démocratique colonial. Us demandèrent la création d’un parlement canadien.
C’est encore à Montréal que le mouvement s’organisa, prit de l’ampleur et s’étendit à tout le pays. Le 24 novembre 1784, une pétition des citoyens, signée par 245 Anglais de Montréal et adressée au roi, demandait un changement radical de la constitution de 1774 et la création d’une Chambre législative élue par le peuple. Les Canadiens toujours guidés par les classes d’élite, prirent peur à l’annonce d’une démarche aussi osée. Les chefs et les principaux citoyens de Montréal se réunirent au couvent des Récollets et délibérèrent sur la conduite à tenir en aussi grave occurrence. Us firent bientôt connaître à leurs concitoyens les objections qu’ils avaient à les seconder dans leur projet nouveau. N’était-il pas à craindre qu’un parlement, composé d’Anglais et de Français, porterait atteinte aux lois françaises, reconnues par l’Acte de Québec ?
On appréhendait davantage peut-être l’imposition de taxes et de droits douaniers pour l’administration du pays, dont les frais avaient jusque-là été à la charge de la métropole anglaise. Ces objections, consignées dans un mémoire imprimé et accompagné d’une lettre au roi, représentaient surtout les vues des notables et du clergé de la ville. (Shortt et Doughty: «Documents sur l’histoire constitutionnelle du Canada», 1911, pp. 491 et suivantes).
Le 2 novembre 1785, les hommes d’affaires de Montréal faisaient de nouvelles instances auprès des marchands de Londres. La lettre, rédigée cette fois en anglais et en français, était signée par James McGill, Simon McTavish, Benjamin Frobisher, Rich. Dobie, James Finlay, Nicholas Bayard, G. Delisle, Bouthillier, Pierre Guy, Dumas, St-Martin, M. Blondeau, Perinault, Pierre Foretier, J.-F. Perrault et Jh. Papineau. La majorité des signataires étaient d’origine française. Il est intéressant de noter que, pour la première fois, croyons-nous, des notables de la vieille province proposaient la création d’une seconde province dans les pays d’en-Haut. De fait la plupart des requérants faisaient partie de la Compagnie du Nord-Ouest et avaient d’importants intérêts commerciaux à protéger là-bas.14 La lettre mentionne aussi l’indifférence des Canadiens au sujet des nouvelles formes projetées du gouvernement. A l’exception des marchands et des trafiquants de l’Ouest, que les relations d’affaires rapprochaient des Anglais, on ne voit pas que la population en général se soit agitée pour ou contre le projet. (Archives canad.: Série Q., vol 26-1, p. 42. — Lettre des marchands de Montréal).
Français huguenots et Anglais protestants
Les Anglais avaient été les instigateurs de la sédition à Montréal visant à établir le pouvoir américain, et les Français s’en étaient dans la suite constitués les chefs. Les uns et les autres formaient une infime minorité qui s’affirma tout de suite turbulente, active et déterminée à dominer la politique et l’économie générale de la ville. Du Calvet, Cazeau, Delisle, Dumoulin, Fontaine, Mainville, Barré et nombre d’autres étaient d’origine française ou suisse et de la religion réformée. On trouve aussi dans l’administration les Monnick, les Lévesque, les Dumas, de race et de foi identiques. La plupart étaient sans doute venus à Montréal après la guerre de Sept ans, espérant tirer parti de leur ascendance française et de leur croyance religieuse.
L’une et l’autre, en effet, en faisaient en quelque sorte des agents de liaison entre gouvernants et gouvernés. Il faut reconnaître que la plupart surent se créer des situations enviables dans les emplois publics et dans le commerce.
Les Anglais, quoi qu’on en ait dit, prirent bien des années à s’établir en nombre dans la métropole. Sur ce point les registres d’état civil nous fournissent de précieux et exacts renseignements. De 1760 à 1766 les ministres protestants, qui se succédèrent à Montréal, n’ayant pas qualité officielle pour remplir leurs fonctions, n’ont apparemment pas tenu registre de leurs ouailles. (Les ministres temporaires, durant ces six années, furent les révérends O’Gilvie, Bennett, Doty, Stuart et Bethune. Le révérend D.-C. Delisle, qui fut en fonction de 1766 à 1787, a laissé un registre, où sont inscrits 553 mariages, tant de militaires que de civils, 487 baptêmes et 258 sépultures. (Rapport sur les Archives canadiennes, pour 1885, page LXXX).
Il est assez curieux de constater que sur un total de 553 épousailles plus de 150 sont des unions mixtes. Quinze pour cent des conjoints étaient d’origine française ou canadienne. Plus du quart des nouveaux foyers anglais étaient fondés sur les deux éléments ethniques de la population, à une époque où les Anglais auraient été les ennemis des Canadiens. Ils ne l’étaient sûrement pas tous des Canadiennes.
Il est certain qu’à cette époque, jusque vers 1820, Anglais et Canadiens, s’ils restent adversaires ne sont plus ennemis. À Montréal, on vient de le constater, le rapprochement s’est fait dans les relations sociales en même temps que dans les rapports d’affaires. Il s’accomplira bientôt en politique, grâce à l’Acte de Québec qui reconnaît à tous le droit de servir l’Etat dans les emplois publics et les fonctions juridiques.
Enquête sur la situation
Le gouvernement de Londres, mis en éveil par les pétitions des hommes d’affaires et les réactions qu’elles provoquaient chez les Canadiens, décida de se renseigner sur la véritable situation. Carleton, devenu lord Dorchester et renvoyé au Canada en 1786, reçut en conséquence l’ordre de faire enquête générale à travers tout le pays, en vue d’une constitution définitive à donner au Canada. Le gouverneur partagea la besogne entre quatre comités formés de membres du Conseil d’État, chargés respectivement de faire rapport sur l’état de la justice — de la milice — de l’agriculture et colonisation — du commerce et des villes.
À Montréal, on forma un comité de citoyens pour obtenir des renseignements et recevoir les opinions des personnes les plus en vue dans le domaine de leurs activités respectives. La tâche fut confiée à Jacob Jordan, James McGill, Pierre Guy, Benjamin Frobisher, M. Blondeau, A. Auldjo, W. Bouthillier, Rich. Dobie, Th. Périnault, John McKindlay, James Walker, Thomas McCord. Anglais et Canadiens profitèrent de l’occasion pour faire connaître la situation politique et économique de la ville et suggérer des réformes. À la fin de janvier 1787, l’on était en mesure de présenter au comité du Conseil d’État un mémoire synthétique des objets mis à l’étude au cours de l’enquête. Le comité des douze citoyens, se disant l’interprète de la population, fut unanime à formuler les recommandations suivantes. (Archives canad.: Série Q., 27—1, p. 326.—-Rapport des mar chands de Montréal, par leur comité à l’honorable comité du Conseil d’État, sur le commerce et la police).
« Vu le peu de relations existant présentement entre les hommes d’affaires de cette ville » l’établissement d’une chambre de commerce paraîtrait pour le moment inopportune. Ceci laisse entendre que la concorde n’était pas parfaite parmi les marchands. L’antagonisme qui régnait chez les « Bourgeois du Nord-Ouest », qui avaient à Montréal leur centre d’affaires, affectait également le commerce local. Par contre, on demandait la création d’un office d’enregistrement des titres de propriétés et une loi des faillites pour la protection des créanciers et la prévention des banqueroutes frauduleuses. Les Canadiens étaient opposés à l’enregistrement des titres et cette réforme ne put être faite que plus tard. Dans un autre article, on faisait remarquer que le bâtiment servant de geôle ne comptait que <( quatre petites chambres, où l’on enferme indistinctement les personnes des deux sexes, les pires criminels avec les simples délinquants. L’état de la prison est tel qu’il donne des nausées aux passants pendant les chaleurs et constitue un danger pour le voisinage.
La couverture de la vieille prison était tellement pourrie que dix prisonniers s’étaient évadés par là en 1782. En 1783 Haldimand avait autorisé une loterie pour en construire une nouvelle; mais le projet n’aboutît pas. Quand, après 1800, la législature imposa une taxe pour construire une nouvelle prison, ce fut presque une émeute à Montréal.
L’enquête avait aussi dévoilé la mauvaise tenue des auberges et l’on conseillait au gouvernement de remédier au mal sans retard. Les cabarets, disait-on, sont infiniment trop nombreux dans la ville et à la campagne. Ils ruinent l’industrie individuelle et provoquent à la débauche et aux rixes. Il serait à souhaiter qu’on accordât moins de licences pour le débit des boissons et seulement à des per sonnes de bonne conduite. Enfin, se rappelant les désastres causés par le feu en 1765 et 1768, on demanda de prohiber, sous peine d’une forte amende, la construction de maisons en bois dans la ville et les faubourgs.
À ces recommandations d’ordre particulier, le comité des douze ajoutait un plan d’administration générale de la ville, un projet de charte municipale.
Le Conseil exécutif de Québec avait demandé aux enquêteurs s’il ne serait pas opportun de proposer au gouvernement d’accorder à Montréal une « charte constituant en société, d’après un plan excellent et approuvé, un groupe de citoyens d’élite, revêtus du pouvoir d’adopter des règlements, de décider des causes en matières civile et criminelle sous certaines restrictions, soit sous le nom et titre de recorder, de maire, d’échevins et de conseil municipal de la cité de Montréal.
Le comité consultatif approuva le projet qui lui était soumis et ajouta dans ses considérants que la nomination d’un inspecteur de police n’avait pas donné les résultats attendus; l’expérience avait de plus démontré que les magistrats de la paix étaient impuissants à réprimer les abus dont on se plaignait constamment. Il était d’opinion que l’unique remède vraiment efficace, que l’on pouvait apporter à la situation, était de doter la ville d’une charte, groupant quelques citoyens en société, avec des pouvoirs habituellement octroyés aux municipalités anglaises, pour fins de police générale et d’administration civique.
Le mémoire, rédigé dans les deux langues, fut lu au cours d’une nombreuse assemblée des anciens et des nou veaux sujets, sans qtie s’élevât, disent les signataires, aucune voix dissidente. Ceci se passait le 27 janvier 1787.
Or dès le 3 février, une adresse, signée de 283 noms, presque tous Canadiens, était envoyée au gouverneur pour pro tester contre la plupart des réformes préconisées dans le mémoire.
Ce qui n’empêcha pas le gouvernement britannique d’accorder enfin au Canada une des plus précieuses libertés constitutionnelles anglaises: une chambre législative, qui devait être, durant un demi siècle, le plus puissant instru ment de combat aux mains des Canadiens.
La nouvelle constitution canadienne fut adoptée par les Communes anglaises le 14 mars 1791 et entra en vigueur le 26 décembre de la même année.