Les lois de la guerre entre les Indiens
La guerre ayant été établie par la nécessité de se mettre à l’abri de l’injustice, de repousser la force par la force, et de se faire raison des injures que les peuples pouvaient recevoir les uns des autres, fut ainsi sanctifiée par par la religion, ainsi que je l’ai dit, et avait ses lois universellement reçues, qu’on observait scrupuleusement même entre ennemis, afin qu’elle ne sortît pas elle-même hors des bornes de la justice, et qu’elle ne violât pas le droit des gens qu’elle devait plutôt maintenir. Sur ce principe, nous voyons que dans l’Antiquité on ne commençait point une guerre sans avoir de justes raisons de la déclarer, et sans l’avoir déclarée dans les formes (Alessandro Alessandri, Genialirium dierum, volume 2, Lyon 1673, Servius, Commentaires sur Virgile, Enéide, IX, 29, Leipzig, 1887).
Les Romains en particulier avaient cette exactitude. Ils avaient des personnes établies pour juger de la justice de leur cause, et quand ils prétendaient avoir été lésés par les peuples voisins ils envoyaient quatre hérauts demander la satisfaction qui leur était due. Ces hérauts, ayant pris des verveines au Capitole et d’autres appelées sagmina, qui étaient la marque de leur légation, et ayant la tête couronnée de bandelettes de laine, allaient exposer les prétentions du peuple romain; et, si après un certain temps marqué on ne faisait pas droit à leur demande, ils retournaient jusque les limites des terres de leurs ennemis; là le chef d’entre eux, qu’on nommait pater patratus, qui seul avait droit de déclarer la guerre, ayant prononcé en présence de trois témoins certaine formule de paroles solennelles, usitées en ces occasions, d’une voix claire et distincte, qui fit donner à cette cérémonie le nom de clarigation, jetait sur la terre ennemie une lance armée de fer, ou seulement un bois de lance teint de couleur de sang et brûlé par le bout; après quoi il était permis de commencer les hostilités.
Il y a encore en quelques endroits de l’Amérique un reste de cet ancien usage. A la Floride, la manière de déclarer la guerre était d’aller planter sur les terres des ennemis, dans les passages les plus exposés, des flèches au sommet desquelles on attachait un flocon de coton ou de laine. Plusieurs autres peuples de l’Amérique septentrionale, au lieu de flèches mettent un casse-tête peint de noir et de rouge; mais cette manière de déclarer la guerre dans les formes est rare. Peu scrupuleux sur la justice de leur cause, ils le sont aujourd’hui encore moins à observer les formalités anciennes; ne pensant qu’à les surprendre et à tomber sur eux lorsqu’ils le penseront le moins.
L’animosité de deux nations ennemies n’est pas toujours si vive que l’un et l’autre s’arment pour s’entredétruire et cherchent leur ruine totale. On en a vu de rivales, comme Rome et Carthage, se modérer dans leur victoire; cesser de regarder leurs ennemis comme tels, dès lors que leur défaite avait ôté cette égalité qui causait l’émulation; les épargner, afin de leur donner le temps de respirer et de se relever, pour disputer de nouveau l’avantage et la primauté. Il s’est trouvé aussi des occasions où la guerre était un concert de politique entre les chefs des partis opposés pour tenir leur jeunesse alerte, et qui n’avait d’autre but que de se harceler pour mettre leur valeur à l’épreuve.
Le père Garnier m’a raconté un fait que je rapporte ici volontiers, à cause de sa singularité, et surtout à cause d’une expression remarquable qui se trouve dans la sainte Écriture avec la même signification, et pour une occasion pareille.
Shonnonkeritaoui, chef des Tsonnontouans, ou bien Sagosendagete, chef des Onnontagués (je ne me souviens pas assez distinctement lequel des deux) fit solliciter le chef de la nation neutre de permettre que leurs jeunes gens allassent en guerre les uns contre les autres, et se harcelassent par de petits partis. Celui-ci, intimidé par ce qui venait d’arriver aux Hurons ses voisins, dont le sang fumait encore, et dont la défaite entière était toute récente, lui fit répondre qu’il n’y pouvait consentir, et qu’il appréhendait trop les suites funestes qui pourraient naître de la facilité qu’il aurait eue à donner les mains à cette proposition. L’Iroquois, qui ne pouvait toujours en venir à son but, lui fit demander avec qui dont il voulait que ses enfants jouassent. Abner se servit autrefois de la même façon de parler, lorsque son armée et celle de David se trouvant en présence il fit proposer à Joab un duel entre les gens choisis de part et d’autre, qui leur en donnassent le divertissement à la tête de deux champs (Les Rois, Samuel, II, 2, 14. « Abner dit à Joab : que les jeunes gens se lèvent et qu’ils joutent en notre présence. Et Joab dit : qu’ils se lèvent! ») Le duel fut accepté. Il sortit alors des deux armées douze braves contre douze, qui s’étant saisis les uns les autres par la tête, se percèrent mutuellement et finirent ce eu en expirant des coups qu’ils se portèrent; action mémorable, qui consacra le lieu où elle s’était passée, par le nom qui lui en resta, de Champ des Forts (Champ des Rocailles).
Soit que le chef de la nation neutre se rendit enfin à la proposition qui lui avait été faite. Soit qu’il y fût forcé par quelques escarmouches faites contre ses gens, la petite guerre commença. Mais malheureusement, dès les premiers rencontres, le propre neveu du chef iroquois fut fait prisonnier, et donné dans une cabane, où on le condamna au feu. Le malheureux oncle, qui s’était persuadé qu’on devait avoir des égards pour une personne qui lui touchait de si près, fut extraordinairement irrité contre le chef ennemi, et disait souvent dans les accès de sa douleur : « Mon frère, pourquoi n’as tu pas sauvé ton neveu et le mien? » Les esprits s’étant ainsi extrêmement aigris, la guerre s’evenima tout de bon et ne finit que par la destruction totale de la nation neutre, dont le chef semblait avoir prévu la ruine.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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