Langage : La loi 101 commence à porter ses fruits
En imposant aux marchands l’obligation de se donner une raison sociale française, la Loi 101 semble avoir donné libre cours à leur créativité linguistique.
Déjà les effets de cette loi commencent à se faire sentir par la réduction du nombre des noms de commerce unilingues anglais — quoiqu’il en reste encore un bon nombre — et par la diversification des noms existants. On semble recourir de plus en plus aux appellations de fantaisie, qui puisent dans les ressources idiomatiques du français. On trouve beaucoup moins de noms de commerce hybrides du type « Bijoutier Joyal Jeweller », formule qui, pour être commode, ne permettait guère de fantaisie et brimait l’exercice de la spontanéité.
Pour tenter de cerner un peu les courants de l’évolution dans le secteur des noms de commerce, nous avons réuni un échantillon de plus de 125 noms que nous avons tenté d’analyser pour en déceler les procédés de création.
Le procédé le plus ancien est bien celui de la raison sociale formée du nom propre du ou des propriétaires. Nous avons relevé des patronymes anglais, ce qui est normal, tels que Joe Feller, Pennington, Suzy Shier, puis d’autres avec l’apostrophe et le « s » du cas possessif anglais, qui équivaut en français à la préposition CHEZ: Dalmy’s, Reitman’s. Certains patronymes anglais s’accompagnent d’une explication en français:
Cortly pour messieurs; le même procédé se trouve avec des patronymes français: Gaston Jaunet, boutique. Le procédé inverse se rencontre avec cette curieuse association: Roy et Fils, carpet cleaning. Fait à noter, es mentions de catégories d’entreprises (incorporée, enregistrée et limitée) figurent de moins en moins dans les raisons sociales affichées: nous avons relevé un seul exemple Pilon Inc. à côté des noms simples Armand Boudrias, Lily Simon, Doucet, Madame de Bellefeuille, Mademoiselle Jacnel. Du strict point de vue fonctionnel, c’est un progrès.
Les prénoms ont aussi une certaine vogue: Jérôme, Capucine, Natacha, Clohé, Marie-claire, Monsieur Jean, Chez Liliane. La préposition CHEZ suivie d’un nom de personne semble en perte de vitesse puisque nous n’en avons relevé qu’un seul exemple.
Dans une seconde catégorie apparaît la structure: article + produit + nom de marque. Ce modèle, bien français, était fort peu pratiqué au temps du bilinguisme intégral. Il connaît passablement de vogue à l’heure actuelle: Les Tissus Lafayette, Les Tapis M et T, Les Sucres Redpath, Les Chaussures Yellow.
On trouve aussi le modèle sans article, qui paraît moins heureux: Boeuf Transcanada, Farine Five Roses. Il faut noter que le pluriel semble aussi plus usuel que le singulier. Le Transport Wilson fait bizarre; on attendait « les transports ».
Le sous modèle nom commercial + produit, visiblement inspire de la syntaxe anglaise, tend à disparaître. On en a relevé deux exemples. Payette Radio et Astral Photo.
Viennent ensuite des créations arbitraires: onomatopées: Bouf bouf, Tip Top; acronymes: Compucentre (machines électroniques), Médiacom, Woolco, Amiviande (boucher); sonorités diverses: Simak, Mia Mia, Gi Ca. Elles ne sont pas très fréquentes mais elles pourront gagner de la vogue du fait qu’elles sont, pour la plupart, linguistiquement neutres ou donnent l’impression de l’être.
Un autre modèle fréquent est formé de l’article, suivi d’un nom de lieu d’élection, lui-même suivi du nom du produit ou du service offert. es résultats fournis par l’application de ce modèle sont discutables. Si on trouve avec plaisir Le Château d’ivoire, qui fait rêver des mille et une nuits, on reste perplexe devant Le Château du pantalon, Le Foyer du matelas, La Hutte du stéréo (sic). Le mot CENTRE a beaucoup de vogue dans ce modèle: Le Centre du jean et le Centre du pneu Général, qui sent la traduction à plein nez. Comme il fallait sans doute s’y attendre, le mot PLACE subsiste encore après sa grande vogue des années 60. On note une Place de la moto. En ce sens, place est certes suspect d’anglicisme. Par contre, La Maison du beau meuble fait davantage penser à un slogan publicitaire qu’à un nom de commerce. Relevons, avant de clore ce chapitre, cette enseigne d’un horloger qui loge au Centre du temps !
Sur ce modèle, on trouve quelques noms formés de l’appellation générique de l’établissement + le nom de marque. L’article apparaît ou disparaît sans qu’on puisse expliquer cette évanescence. Mais le tour semble donner de meilleurs résultats que le précédent: Brasserie au bon vivant, Rôtisserie Au Poulet Doré, La Ferme Saint-Laurent, La Boutique Coq d’or. On peut cependant se demander s’il n’est pas superflu de faire entrer le nom générique de l’établissement dans un nom de commerce. La situation précise qu’il s’agit d’une brasserie, d’une rôtisserie ou d’une boutique. L’économie est une vertu, en particulier dans les noms de commerce.
Il nous reste à examiner la catégorie la plus féconde et la plus nombreuse: celle des appellations fantaisistes. Ici, plus de moules fixes. Tantôt on sollicite les états d’âme du client: Les Amoureux, Innocence, La Folie (vêtements) L’Épicurien (épicerie), L’Euphorie musicale (disques), tantôt on fait une allusion discrète au produit: Le pot de fleurs, Au Masculin (vêtements pour hommes), Le Castor bricoleur (matériaux de construction), Cotillon (vêtements pour dames), Patte de velours (chaussures). On n’hésitera pas à flatter parfois le client Aux Elégants (vêtements); Jardins d’Eve (coiffure) (Eve l’éternelle séductrice). Les allusions folkloriques ne sont pas interdites, même si elles n’ont aucun rapport avec le type de commerce évoqué: L’Habitant (restaurant rapide). Un marchand de sacs à main s’appelle audacieusement Le Bag jouant à la fois du terme anglais et de l’argot « dans le vent » des jeunes québécois.
Pour les délicats, on trouvera des allusions littéraires: Perrette (laiterie), touristiques: Quartier latin; linguistiques, par l’évocation des langues anciennes: Pronuptia, Discus.
Tantôt le marchand fera lui-même son éloge: l’As du sport, le Roi du meuble, Le Bon Gars (marchand de meubles), contrepartie québécoise du Bad Boy anglo-canadien. Ou, plus discrètement, un marchand s’appellera Le Bottier (avec l’article d’excellence).
On osera même créer des mots nouveaux, avec un certain bonheur: La Grignoterie (snack-bar) ou avec un goût discutable: Factorerie. Ce calque de l’anglais factory n’a pas’grand-chose en commun avec le vieux mot français dont on s’est inspiré et qui désigne un comptoir commercial à l’étranger.
À l’occasion on conservera un anglais de prestige comme ce bijoutier Ambassador, ou ce magasin qui se nomme Twin Prestige. Enfin, in cauda venenum, pour prouver que la bonne volonté ne suffit pas pour créer un bon nom de commerce français, signalons le Parking de l’Est Allright Ltée!
De cet inventaire sommaire, on peut retenir deux conclusions: l’effort de francisation porte des fruits et souvent d’excellents, et c’est dans les créations fantaisistes qu’on trouve les meilleurs.
(Par Robert Dubuc, texte historique, publié dans Le Devoir, le 27 mars 1979).
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