Le gouverneur Perrot et Ville-Marie
L’accroissement rapide de la population, que le péril iroquois ne tenait plus en alerte, amena des changements dans les habitudes sociales des habitants de Ville-Marie et des alentours. On peut croire aussi que plusieurs des militaires, licenciés en grand nombre, par suite de la paix, et rentrés dans l’organisme civil après 1666, n’avaient pas tous la même valeur sociale.
Sûrement ils n’avaient pas été choisis pour le régiment avec le même soin qu’avaient mis les fondateurs à recruter les premières familles.
Passer de la vie des camps à la vie des champs, ou tout au moins à la vie urbaine, implique un radical changement d’habitudes et de mœurs. Ce dut être une dure épreuve pour les aptitudes et la vertu de plusieurs.
Aussi bien la franche simplicité primitive, la naïve honnêteté des Montréalais perdirent-elles de leur caractère au contact de ces nouveaux citoyens, subitement transplantés au milieu d’eux.
L’absence d’un chef civil, ayant l’autorité d’un gouverneur permanent, avait indubitablement favorisé des relâchements, fait naître des incertitudes, amené des hésitations dans l’économie sociale d’une ville en formation.
Depuis le départ de M. de Maisonneuve, la charge de gouverneur était restée sans titulaire en office. Les commandants du fort, les sieurs Dupuis (Le 20 septembre 1662, en l’absence de Maisonneuve, le major Dupuis promulguait une ordonnance, où il était défendu de « tirer des armes à feu la nuit sans besoin, ni de circuler sans lumière; il était permis à tous de tuer les contrevenants.» La sévérité d’un décret avec pareille sanction laisse entendre qu’il y avait de graves abus à réprimer) de La Mothe et de La Fredière en avaient successivement exercé temporairement quelques attributions; mais ils ne furent jamais considérés comme gouverneurs.
Cette lacune fit naître la licence, et la licence gagna jusqu’aux chefs militaires eux-mêmes. L’exemple, venu de haut, pouvait avoir de funestes conséquences dans le peuple scandalisé.
En 1667, le commandant de La Fredière avait succédé à M. de La Mothe. C’était un militaire arrogant, qui ne sut qu’user arbitrairement de son pouvoir pour commettre toutes sortes de malversations et causer des scandales. D’honorables citoyens se plaignirent au gouverneur de Québec de la conduite et des méfaits du commandant. M. de Courcelle informa contre ce drôle et l’expédia en France à la première occasion. La nomination d’un chef civil était plus que jamais devenue nécessaire.
Pour des raisons que nous ne connaissons pas, M. de Maisonneuve ne remit au séminaire sa commission de gouverneur qu’en 1669. Le 13 juin de la même année, M. de Bretonvilliers nomma à sa place François-Marie Perrot, neveu de l’intendant Talon. (Archives judiciaires de Montréal: «Registre du Bailliage», à la date de l’enregistrement, 17 nov. 1671.)
Le nouveau titulaire n’entra cependant en fonctions qu’au mois d’août 1670. (Perrot s’était embarqué dès l’été 1669 avec son oncle Jean Talon. Leur navire ayant fait naufrage, ils purent gagner la côte du Portugal, sains et saufs).
À peine nommé à ce gouvernement, il entreprit de se rendre indépendant des seigneurs, auxquels il devait sa charge; et, profitant du crédit dont jouissait son oncle à la cour, il se fit donner une commission royale (20
avril 1670). (Archives de la Marine, «Collection Moreau St-Méry », vol. I, p. 398).
On s’aperçut bientôt que le nouveau gouverneur avait succédé à de Maisonneuve, mais qu’il ne l’avait pas remplacé. Perrot était venu à Montréal, moins pour gouverner que pour s’enrichir. Il prit avantage de sa haute fonction pour faire un fructueux commerce de pelleteries avec les sauvages. S’étant fait concéder par son oncle la grande île qui porte encore son nom, il y établit un comptoir d’échanges. Il empêcha par ce moyen les sauvages de se rendre à Montréal avec leurs fourrures, au grand détriment des habitants auxquels ce commerce était réservé par les lois.
Pour alimenter ses comptoirs, il protégeait de toutes façons les coureurs de bois, qu’il envoyait au devant des sauvages, pour s’assurer le plus beau choix de leurs fourrures, et cela malgré toutes les ordonnances, qui le défendaient sous les peines les plus sévères, même la mort.(Édits et Ordonnances Royaux, 1854, vol. I, p .73.)
Cette conduite était scandaleuse chez un fonctionnaire de son rang, et il devait s’ensuivre de fâcheuses conséquences pour le peuple. Irrités de tant d’abus, de respectables citoyens, Vincent de Hautmesnil, Picotté de Bellestre, Le Moyne de Longueuil, Jacques Le Ber, Migeon de Branssat, ce dernier procureur fiscal, se hasardèrent de faire des remontrances à Perrot. Le gouverneur prit très mal la chose.
Pour affirmer son autorité et sa prétendue indépendance, il retint prisonnier dans le fort le procureur de la justice, J.-Bte Migeon de Branssat.
Le supérieur du séminaire, M. Dollier de Casson, voulut à son tour intervenir, comme représentant des seigneurs de Montréal, mais Perrot le reçut avec hauteur, lui répondit par des polissonneries et ne voulut rien entendre. («Procès-verbal de l’entrevue Dollier-Perrot » 1672. — Archives du Séminaire de Montréal, 8 février, signé par Basset.
Mais réalisant à la fin qu’il était dans son tort, le gouverneur, quelques jours après, rendit son prisonnier à la liberté. Ceci se passait en 1672.
Cet incident fut suivi de beaucoup d’autres; et l’on s’étonne qu’un pareil personnage se soit maintenu en fonctions durant quatorze ans sans jamais changer de conduite. (L’égide de Talon semble le couvrir constamment. Dans une lettre de Colbert à Frontenac, (17 mai 1674) le ministre lui dit que le roi lui recommande particulièrement le sieur Perrot, neveu de M. Talon, premier valet de chambre du roi. — Archives de la Marine, Série B. vol. 6, p. 22).
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