La colonie de la Nouvelle-France doit se défendre seule
(Nouvelle-France solitaire) Après le retrait du régiment de Carignan-Salières, Colbert fait passer cinq nouvelles compagnies au Canada en 1670 avec des fonds pour les entretenir jusqu’au 1er juillet de l’année suivante. Poursuivant son projet de peuplement militaire, il enjoint aux capitaines et à l’intendant de faire tout en leur pouvoir pour établir et marier ces soldats.
En vain les administrateurs prient le ministre de ne pas les licencier aussi hâtivement, alléguant que l’absence de troupes réglées encourage « l’insolence » des Iroquois. La décision est irrévocable : la colonie doit assumer seule sa défense.
Cependant ni le gouverneur de Courcelle ni le comte de Frontenac qui lui succède en 1672 ne l’acceptent. Dès le lendemain de son arrivée et durant les dix années suivantes, ce dernier revient inlassablement à la charge. Impossible de tenir les ennemis en respect et d’assurer l’ordre public sans soldats. En 1682, c’est au tour du nouveau gouverneur La Barre de réclamer de l’aide pour marcher contre les Iroquois qui multiplient les attaques contre les nations alliées : « Je ne puis avec le pays seul les réduire ou les ruiner. »
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Ce qui frappe dans la correspondance de ces années, c’est la rareté de références précises aux forces coloniales qui devaient, en principe, représenter la puissance des armes du roi auprès des indigènes. En 1667, l’intendant Talon écrivait que les peuples du Canada, étant « naturellement guerriers », formeraient vite une pépinière de soldats capables de soutenir l’Amérique méridionale comme la septentrionale. Mais depuis les instructions royales de 1669, pour réduire les habitants en compagnies et les préparer à la guerre, l’administration tend à éviter le sujet.
En réclament à cor et à cri des troupes réglées, les gouverneurs avouent implicitement ne pas faire confiance aux colons mais, personnellement responsables de leur formation militaire, ils seraient mal venus d’insister. Ils parlent surtout de la négligence des habitants à se munir de fusils, ce qui détourne l’attention des problèmes plus fondamentaux, comme l’absence d’officiers dans les côtes pour former des soldats.
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Quand Frontenac écrit en 1673 que, craignant une attaque hollandaise sur Québec, il a « commencé à régler la milice du pays, on s’attendrait à une vive réaction de Versailles : pourquoi un tel retard dans le programme de militarisation? Mais l’aveu passe inaperçu. On sent que l’intérêt de Colbert n’y est plus. Pendant la guerre de Hollande, la correspondance acquiert le caractère routinier dont elle ne se départira plus, le ministre on son commis se contentant de répéter mécaniquement qu’il faut armer et aguerrir les habitants, sans tenir compte des non-dits ni de l’inquiétude qui perce derrière les demandes de troupes.
Car les colons n’ont pas encore été mis à l’épreuve. Ils furent mobilisés une seule fois durant ces années de trêve, en 1673, pour aller construire le fort Cataracoui à l’entrée du lac Ontario. Une opération très pénible comprenant le transport à bras d’homme du matériel, y compris six petits canons, au-dessus des rapides. Elle fit beaucoup murmurer à Montréal. Mais le gouverneur est heureux de rapporter que les quelque 400 corvéables firent montre de bonne volonté et d’une endurance extraordinaire. La guerre toutefois exige davantage.
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Finalement Versailles consent à envoyer des troupes. Trois compagnies d’infanterie de la Marine arrivent à Québec en 1683. D’autres les années suivantes jusqu’à ce que le détachement atteigne 35 compagnies ou 1750 hommes en 1688.
La pause qui suit la fin de la guerre de Hollande et la trêve de Ratisbonne (1684) a autorisé l’envoi de ces renforts. Perçu cependant comme une mesure temporaire. « Faites bien entendre aux soldats et aux officiers, écrit Seignelay à l’intendant de Rochefort, qu’ils ne sont pas envoyés pour y demeurer. Seulement pour y porter quant à présent un prompt secours pour mettre La Barre en état de déterminer promptement la guerre avec les Iroquois. »
En juin 1689, au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, le ministre rappelle au gouverneur Frontenac l’importance des milices pour la conservation de la colonie. Elles doivent être capables de se défendre « d’autant plus que Sa Majesté fait état de retirer le plutôt qu’il se pourra les troupes qui sont en ce pays ».
Dix années vont passer avant que Versailles accepte implicitement que les troupes sont au Canada pour y rester, et encore! Chaque fois que la guerre fait relâche, l’idée que la colonie devrait assumer seule sa défense réapparaît dans la correspondance. Mais on ne se fait plus d’illusion. Le mot « milice » qui devient d’usage courant avec l’arrivée des troupes réglées traduit la réalité. L’existence d’un corps de réserve local subordonné à l’armée.
(« Le Peuple, l’État et la Guerre au Canada sous le régime français. Par Louis Déchène. Les Éditions du Boréal, 2008).
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