L’hivernage de 1535-1536 des Français au Canada
Les Français au Canada (du Golfe Saint-Laurent aux Montagnes-Rocheuses, par Cerbelaud Salagnac, Éditions France-Empire, 68, rue Jean-Jacques Rousseau – Paris (1er), 1963.
Avant de s’enfoncer au cœur de l’hiver canadien, un chef de Hagouchonda (village voisin de Stadaconé) vient avertir Jacques Cartier d’avoir se méfier de Donnacona, de Taignoagny et de Domagaya, parce qu’ils sont agojuda (méchants, traîtres). Aux terribles épreuves qui attendent les navigateurs, la trahison va-t-elle s’ajouter? Terribles épreuves, en effet. Le froid d’abord, dont les Bretons jusqu’alors n’ont aucune idée : Depuis la mi-novembre jusqu’au 15e jour d’avril, nous avons été continuellement enfermés dans les glaces, lesquelles avaient plus de deux brasses d’épaisseur, et dessus la terre il y avait la hauteur de quatre pieds de neige et plus, tellement qu’elle était plus haute que les bords de nos navires… En sorte que nos breuvages étaient tous gelés dans les futailles. Et par dedans nos navires, tant de bas que de haut, était la glace contre les bords, à quatre doigts d’épaisseur. Tout le fleuve était gelé jusqu’au-dessus de Hochelaga. »
Ensuite, une maladie inconnue et combien redoutable qui apporte la désolation dans la petite colonie (manifestement, le scorbut) : « Au mois de décembre, nous fûmes avertis que la mortalité s’était mise au peuple de Stadaconé. Tellement que déjà en étaient morts, par leur confession, plus de cinquante; au moyen de quoi, leur fîmes défense de venir à notre fort, ni entour nous. Mais nonobstant les avoir chassés, commença la maladie entour nous, d’une merveilleuse sorte et la plus inconnue; car les uns perdaient la soutenue, et leurs jambes devenaient grosses en enflées, et les nerfs tirés et noircis comme du charbon, avec ça et là des gouttes de sang comme taches de pourpre. Puis la maladie montait aux hanches, cuisses et épaules, aux bras et au cou. A tous venait la bouche si infecte et pourrie par les gencives, que toute la chair en tombait, jusqu’à la racine des dents, lesquelles tombaient presque toutes. Et la maladie se prit tellement en nos trois navires, qu’à la mi-février, de cent dix hommes que nous étions, il n’y en avait pas dix valides, tellement que l’un ne pouvait secourir l’autre, qui était chose piteuse à voir, considéré le lieu où nous étions. Car les gens du pays venaient, tous les jours devant notre fort, qui voyaient peu de gens debout; et déjà il y en avait huit de morts, et plus de cinquante en qui on n’espérait plus de vie.
« Notre capitaine, voyant la pitié et maladie ainsi émue, fit mettre le monde en prières et oraisons, et fit porter une image et remembrance de la Vierge Marie contre un arbre, distant de notre fort d’un trait d’arc, à travers les neiges et la glace. Il ordonna que le dimanche suivant, l’on y dirait la messe (l’expédition possédait deux aumôniers, Dom Guillaume et Dom Anthoine), et que tous ceux qui pourraient cheminer, tant sains que malades, iraient à la procession, chantant les psaumes de David, avec les litanies, en priant ladite Vierge qu’il lui plût de prier son cher Enfant qu’il eût pitié de nous.
Et la messe dite et chantée devant ladite image, le capitaine se fit pèlerin à Notre-Dame qui se fait prier à Rocamadour (Pèlerinage fameux du Haut-Quercy, en promettant d’y aller si Dieu lui donnait grâce de retourner en France. Ce jour-là, trépasse Philippe Rougemont, natif d’Amboise, de l’âge d’environ 22 ans. » Cette épreuve atroce frappe les malheureux jusqu’à mi-mars, « durant lequel temps nous décéda jusqu’au nombre de de vingt-cinq personnes des principaux et bons compagnons que nous eussions, lesquels mouraient de cette maladie. Pour l’heure, il y en avait plus de quarante en qui on n’espérait plus de vie; et en sus tous malades, que nul n’en était exempté, excepté trois ou quatre. Mais Dieu, par sa sainte grâce, nous regarda en pitié, et nous envoya la connaissance et remède de notre guérison et santé.
Voir aussi :
Cette connaissance s’opéra de la manière suivante :
« Un jour notre capitaine, voyant la maladie si émue et ses gens si fortement pris par elle, étant sorti hors du fort, et se promenant sur la glace, aperçut venir une bande de gens de Stadaconé, en laquelle était Domagaya, que le capitaine avait vu dix ou douze jours auparavant fort malade, de la propre maladie qu’avaient ses gens; car il avait l’une des jambes, par le genou, aussi grosse qu’un enfant de deux ans, avec tous les nerfs tirés, les dents perdues et gâtées, et les gencives pourries et infectes. Le capitaine, voyant ledit Domagaya sain et délibéré, fut joyeux, espérant savoir par lui comment il s’était guéri, afin de donner aide et secours à ses hommes. Lorsqu’ils furent arrivés près du fort, , le capitaine lui demanda comment il s’était guéri de sa maladie. Domagaya répondit qu’il s’était guéri avec le jus des feuilles d’un arbre et le marc, et que s’était le seul rémède pour cette maladie. Alors le capitaine lui demanda s’il n’y en avait point retour, qu’il lui en montrât, pour guérir son serviteur, lequel avait pris la maladie au Canada durant qui il demeurait en la maison du seigneur Donnacona, ne voulant pas lui déclarer le nombre de ses compagnons qui étaient malades. Alors Domagaya envoya deux femmes avec notre capitaine pour en guérir, qui en apportèrent huit ou dix rameaux. Ils nous montrèrent qu’il fallait piler l’écorce et les feuilles du dit bois et mettre le tout à bouillir dans l’eau. Puis boire de cette eau, de deux jours l’un. Et mettre le marc sur les jambes enflées et malades. Et que ledit arbre guérissait de toutes maladies. En leur langage, ils appellent cet arbre annedda (il s’agit à ce qu’on croit de l’épinette blanche ou épicéa. En huron, le pin blanc se dit handehta et en iroquois-mohawk, ohnehda.
Le remède est appliqué à la règle, et la cure quasi miraculeuse s’opère. Aussi Jacques Cartier de s’écrier “qu’un arbre, aussi gros et aussi grand que je vis jamais arbre, a été employé en moins de huit jours, lequel a fait telle opération, que si tous les médecins de Louvain et de Montpellier y eussent été, avec toutes les drogues d’Alexandrie, ils n’en eussent pas tant fait en un an que cet arbre a fait en huit jours!
A partir du 22 avril, Cartier commence à avoir de sérieux doutes sur les intentions des sauvages. De tous les environs arrivent des guerriers en armes affluant vers Stadaconé. Renseigné par des gens de Sitadin (un village du côté de Beauport, probablement), à qui il a concédé le dépeçage de la Petite Hermine, qu’on est obligé d’abandonner faute maintenant d’équipages suffisants, le capitaine général a bientôt la certitude que Donnacona prépare la massacre des Français. Ainsi va-il-prendre ses dispositions en conséquence.
Avant de quitter le pays, un acte s’impose : celui de la prise de possession officielle. « Le 3e jour du mai, jour et fête de la Sainte-Croix, pour la solennité et fête le capitaine fit planter une belle croix, de la hauteur d’environ trente-cinq pieds de longueur, sous le croisillon de laquelle il y avait un écusson, en bosse, des armes de France, et sur lequel était écrit, en lettre attique : Franciscus Primus, Dei Gratias Francorum Rex, Regnat.
Naturellement, cette cérémonie a attiré une grande foule autour du fort et auprès des navires. L’agouhanna doit en profiter pour accomplir ses ténébreux projets. Jacques Cartier le sait. Il déjoue la conspiration en s’assurant de la personne de Donnacona et de plusieurs autres, à qui on fera faire à leur tour un petit voyage en France! Les deux navires appareillent le 6 mai. Du 6 au 16 juin ils relâchent à Saint-Pierre-et-Miquelon où ils trouvent « plusieurs navires » tant de France que de Bretagne, et arrivent à Saint-Malo le 16 juin.
Les Français au Canada (du Golfe Saint-Laurent aux Montagnes-Rocheuses, par Cerbelaud Salagnac, Éditions France-Empire, 68, rue Jean-Jacques Rousseau – Paris (1er), 1963.