Portrait historique de la rivière Grande
Connaît-on vraiment cette rivière dont la course vers l’océan porte la lumière à la moitié de la « Belle Province »? Connaît-on la géante qui fut garante des réalisations de la Baie-James? Troisième plus long cours d’eau du Québec après le Saint-Laurent et la rivière des Outaouais, la rivière Grande, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, avec ses 893 kilomètres entre le réservoir Caniapiscau et la baie James, la connaissons-nous?
Un bassin hydrographique de près de 100 000 kilomètres carrés capable de recueillir les eaux des rivières Laforge et Kanaaupscow, au nord, et de la rivière Sakami, au sud, décrit cette rivière dont l’aménagement du complexe hydroélectrique La Grande, au cours des années 1970-1980. a complètement reconfiguré le lit, désormais occupé par une succession de réservoirs : Caniapiscau, Laforge – 1, Laforge – 2, La Grande – 4, La Grande – 3, Robert Bourassa… Mais la connaît-on vraiment ?
Le parcours naturel et historique de la Grande Rivière ne peut guère s’exprimer que par des extrêmes et de la démesure. L’immensité du territoire de la Baie-James égale celle du réseau hydrographique dont les ramifications pour le moins complexes ont été dénaturées pour faire place à un gigantesque projet hydroélectrique. Le bassin versant dans son état actuel n’est plus qu’une version infiniment triturée de l’épure originale. Condamnée à des distorsions et à des disproportions, la rivière y aura laissé et sa liberté et son identité, partageant le sort des communautés autochtones tenues d’abandonner leurs terres ancestrales inondées et de vivre la nouvelle existence dessinée pour eux et pour la faune qui survivra aux bouleversements consentis à la gloire d’un univers d’exception.
C’est en juillet 1744 qu’un dénommé Thomas Mitchell, responsable du poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson et capitaine de la sloupe Eastmain, entreprend un voyage d’exploration vers le nord. Passant près de la Grande Rivière, il en indique l’entrée sur une carte, décrit dans son journal cette « très belle rivière où nos Indiens du Nord prennent toutes leurs fourrures en hiver. »
L’appellation française de Grande Rivière semble la traduction partielle de Big River Post, nom du poste de traite qui succéda, en 1807, à celui de Great River Post établi, en 1803, par la Compagnie de la Baie d’Hudson. La Grande fut vraisemblablement la Big River du début du XIXe siècle, et celle de Fort George, en 1837, cet autre poste dressé près de l’embouchure, une désignation que l’on repère sur les cartes jusque vers 1970. Les autochtones, eux, la connaissent dans leurs langues; c’est la Tschishasipi ou Chisasibi des Cris, la Mailassikkut Kuunga des Inuits. Le segment adjacent à l’embouchure serait nommé par les Cris Aauchiwaachikanaaniusich, ce qui lui fait dire en leur nom : « Nous pêchons avec un hameçon et une ligne. »
La terre nourricière des Cris
Immense et farouche, symbole d’aventure et de liberté, la Baie-James occupe 350 000 kilomètres carrés entre le 49e et le 55w parallèle. Bordée par la baie du même nom, à l’est par le promontoire des monts Otish, cette contrée lointaine couvre le cinquième de la superficie du Québec. Elle conserve à nos yeux une réputation d’aridité et d’austérité, la marque d’un climat rigoureux et d’un paysage épuré, parfois dénudé. La température annuelle moyenne y frôle les -4 C, le sol est gelé près de 300 jours par année; les régions au-delà du 51e parallèle baignent dans un climat subarctique. Au cours des périodes d’ensoleillement, extrêmement variables, et des écarts de température qui ne le sont pas moins, un écosystème particulier, d’une richesse insoupçonnée, s’éveille au cœur de la taïga : une forêt de conifères nains piqués sur un tapis de lichens.
Enchâssée dans le Bouclier canadien, la Baie-James sait défier le temps. Son relief accidenté rappelle le passage des glaciers dont le rabotage a semé des débris rocheux dressés, nostalgiques d’on ne sait quel passé, sur la plaine désolée : les eskers et les moraines.
Des portions du secteur sud-ouest, jadis submergées par la mer de Tyrrell, sont couvertes d’argile marine. Le sol continuerait de réagir au retrait millénaire des glaces : selon les scientifiques qui l’auscultent, il s’élève de près de 1 cm par année. L’époque glaciaire continue d’influencer le paysage actuel de bien des façons. La route qui mène à la Baie-James serpente bizarrement à travers un territoire pourtant plat et nue serait-ce l’ouvrage extravagant d’un ingénieur farfelu? On a simplement et prudemment posé le bitume sur l’assise solide des dépôts glaciaires épars, au milieu des tourbières. La Baie-James doit encore à la dernière glaciation des innombrables marais, lacs et rivières du réseau hydrologique qui submerge environ 15% de la région.
Dans cette contré rude et giboyeuse, les Cris se sont établis il y a plusieurs milliers d’années. Chasseurs et longtemps nomades, ils gèrent aujourd’hui neuf villages dispersés le long de la côte et à l’intérieur du territoire qui jouxte les étendues exclusivement réservées à leurs activités de chasse et de pêche.
Les Cris prospéraient depuis des millénaires dans cette baie que les premiers explorateurs européens n’ont découverte qu’au XVIIe siècle. À bord du navire Nonsuch, offert par la cour britannique aux deux aventuriers français Pierre-Esprit Radisson et Médart Chouart des Groseillers, ceux-ci jettent l »ancre au sud de la baie. Ils y érigent Fort Charles, aujourd’hui Waskaganish, et récoltent une pleine cargaison de pelleteries. Deux ans plus tard, en 1670, le roi Charles II octroie une charte à la Company of Adventurers of England Trading into Hudson’s Bay, loin de se douter, à l’époque, que ladite compagnie existerait toujours aujourd’hui. Au cours des deux siècles suivants, la traite des fourrures prospère. À son déclin, les trappeurs se feront prospecteurs et l’exploitation minière prendra son essor dans la seconde moitié du XXe siècle. On y verra l’industrie forestière se développer au détour des années 1960.
Des vestiges de ces différentes activités ont subsisté. D’anciens postes de traite entretiennent plaisamment la mémoire d’aventuriers depuis longtemps disparus; mais les blessures infligées au sol par la coupe du bois et l’extraction du minerai n’ont rien de réjouissant pour l’œil.
(Source : Rivières du Québec, Découverte d’une richesse patrimoniale et naturelle. Par Annie Mercier et Jean-François Hamel. Les éditions de l’Homme, une division du groupe Sogides).
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