Une esclave ingrate
Note : cette histoire vraie témoigne très bien des mœurs d’une époque heureusement révolue, quand tout le problématique relié à la situation d’une femme esclave tournait autour du prix que le propriétaire avait payé pour la posséder…
Une esclave ingrate : Parmi les renforts qui avaient permis à Carleton de repousser les Américains en 1776, se trouvaient quelques milliers de soldats allemands, loués par l’Angleterre du duc de Brunswick-Lunebourg, commandés par le général Friedrich-Adolphus Von Riedesel. Le gouverneur Carleton choisi les Brunswickers pour couvrir le territoire compris entre Chambly, Sorel et Berthier, d’un côté, et Yamaska, Saint-François, Nicolet et Batiscan, de l’autre, avec leurs quartiers généraux à Trois-Rivières. Le bataillon de Chasseurs du major Von Barner fut distribué à Saint-François, Yamaska, la Baie, Nicolet et Bécancour. En attendant la construction des casernes, les Allemands furent logés par deux ou trois chez les habitants « les déloyaux en attrapant plus que les autres selon leur discrédit.» C’est-à-dire, ceux qui avaient sympathisé avec les Bostonnais (les Américains) furent les moins épargnés.
Le seigneur en partie de la Baie-du-Febvre était à l’époque Joseph Giguère dit Despins, petit-fils de Martin Guguère, un des premiers habitants de la contrée, qui avait épousé Madeleine Courturier, le 3 mai 1751.
Départ des troupes allemandes
Le 1er juin 1777 avait été fixé pour le départ des troupes allemandes du Canada. Les soldats devaient s’embarquer sur des bateaux et remonter par la rivière Richelieu jusqu’au lac Champlain. Par la suite il prendraient part à l’expédition du général Burgoyne contre les forces américaines.
Voici comment Thomas Charland décrit dans son Histoire de Saint-François-du-Lac les événements liés à ce départ. De plus, la tentative de s’enfuir d’une esclave noire de Despins.
« Despins avait à son service une négresse nommée Betti, âgée d’environ vingt ans, qu’il avait achetée d’un marchand juif de Montréal, Samuel Judah, au prix de 1500 livres. Le jour du départ des troupes, vers 16 heures, il fut averti secrètement par la femme de Joseph Gill, dit Joseph Piche, de prendre garde à sa négresse, qu’elle voulait déserter avec les soldats allemands. Il la surveilla de près jusqu’au soir, puis, vers 9 heures, il l’enferma dans une chambre.
Une heure s’était à peine écoulée que le docteur Blime, le médecin des troupes, se présenta chez lui. Deux soldats l’accompagnaient alors. Ayant commencé à traiter la fille de Despins pour un mal d’yeux et ayant promis de lui apporter de quoi faire des emplâtres pour achever de la guérir, il venait, dit-il, exécuter sa promesse avant de partir. Et pour s’excuser d’être venu à une heure aussi tardive, il prétexta qu’il arrivait d’Yamaska.
Comme les trois visiteurs s’étaient dits très fatigués, Despins leur servit du cidre et de la bière, pensant en lui-même qu’ils étaient venus pour favoriser l’évasion de sa négresse. Et de fait il remarque qu’en montant voir la malade le docteur avait été intrigué par la vue de la chambre-prison. Ses soins terminés, Blime repartit avec les deux soldats.
La négresse avait sans doute eu connaissance de leur visite. Une heure après leur départ, elle tenta d’ouvrir la porte de sa chambre en passant la main par un carreau brisé. Mais Despins, qui la surveillait toujours, s’en aperçut. Elle dit qu’elle avait besoin d’aller dehors. Il lui donna un vase de nuit, et l’enferma de nouveau.
La ruse étant manquée, il fallait en tenter une autre. Vers minuit et demi, une voix se fit entendre sous la fenêtre de Despins, lui criant d’ouvrir. Il reconnut le fourrier Hofmeister, qu’il avait logé dans sa maison pendant l’hiver. Comme Despins refusait, l’individu le somma en disant : Nous avons reçu une ordonnance du major, si vous n’ouvrez pas la porte, nous allons la casser.
Desbiens le fit entrer. Sur sa demande, il lui servit de la bière, puis se mit en frais de dresser la liste des sommes qui lui étaient dues par les soldats allemands. Pendant ce temps, d’autres soldats étaient entrés. Il y avait maintenant six soldats dans la maison. L’un d’eux, un caporal, annonça qu’ils étaient à la recherche d’un soldat qui avait déserté. Il prétendit que le déserteur se trouvait avec la négresse. Despins le nia. Alors ce caporal dit qu’il voulait examiner la chambre où avaient coutume de coucher les soldats, prit la chandelle et monta. Il n’y trouva qu’un petit garçon, de la Baie, qui dormait sur une paillasse. En vain fouilla-t-il sous les lits avec sa canne, il n’y avait pas de déserteur.
Un autre caporal demanda alors à Despins : – « Avez-vous votre fille noire? » – « Oui. » – « Je veux la voir, pour rendre compte au major. » Ka femme de Despins ouvrit la grande chambre et les six soldats y pénétrèrent. La négresse y couchait, toute habillée. Le caporal lui mit la main sur l’épaule en disant : « Allons ».
Au même moment, quelqu’un souffla sur la chandelle et l’éteignit. Pendant que Despins courait à la cuisine pour la rallumer, les soldats sortirent avec la négresse. La femme de Despins eut beau crier « Mes b… vous emmenez ma négresse, qui me cout 1500 livres », ils lue répondirent : « Pas de différence, madame, c’est l’ordre du major. Et ils se dirigèrent vers l’endroit de l’embarquement, à trois quarts de lieue de là.
Le déserteur recherché se nommait George Braune. On a retrouvé ne partie de son accoutrement sur la rive, ce qui fit penser qu’il s’était noyé. S’était-il suicidé? À la suite d’une déception d’amour? Pour qu’on pût prétexter avec vraisemblance qu’il se trouvait avec la négresse, il devait avoir eu des relations amicales avec elle. Mais, de l’aveu de Von Barner, c’est le caporal Köhl qu’elle aimait passionnément.
Despins dut s’incliner devant la force germanique. Mais comme les ravisseurs avaient prétendu agir d’après les ordres du major Von Barner, Despins résolut de s’en prendre à lui pour se faire rendre justice (!)
Une nommée Marie Girard, qui demeurait chez le fils aîné de Despins, François, avait un jour, à la fin de décembre, rencontré Betti dans un champ en allant chercher les vaches. La négresse lui avait confié sous secret son dessein de quitter son maître et de s’en aller avec le major Von Barner, qui lui avait promis de la bien traiter.
Allant appris son retour, Despins eut soin de faire recueillir par le notaire Robin les dépositions de sept personnes, dont cinq de Saint-François et deux de la Baie. Le 8 janvier 1778, Despins transmit ces dépositions au brigadier général Ehrenkrook, en demandant d’ordonner que le major allemand lui remît sa négresse ou bien lui payât une indemnité.
Le major fut au comble de l’indignation. Il prétendit qu’elles ne contenaient pas l’ombre d’une preuve contre lui. Il n’avait donné aucun ordre d’enlever la négresse. Bien au contraire, sitôt qu’il avait connu sa présence parmi ses soldats à la Pointe-au-Fer, il lui avait proposé de la faire reconduire au Canada.
La femme avait répondu qu’elle s’en allait chez son père à Albany. Qu’elle aimerait mieux se noyer plutôt que de retourner chez son maître. Il l’avait fouettée et traitée comme une chienne, sans lui donner à manger. Il avait alors donné l’ordre de l’éloigner de son régiment et elle s’en était allée à celui de Riedesel.
Puis, passant à l’offensive, le major s’en prit à son accusateur et aux motifs qui l’animaient. « Despins est un très mauvais sujet… son accusation marque plutôt l’envie de se venger… » Le major demanda que Despins fût puni pour l’avoir calomnié et avoir jeté le déshonneur sur son régiment…
Ehrenkrook répondit à Despins que les dépositions ne démontraient pas que le major eût donné des ordres d’enlèvement, et que l’interrogation des témoins n’avait pas été faite selon la façon prescrite par la loi. Il ne lui ferait droit que lorsqu’il aurait fourni d’autres preuves.
Despins ne satisfit pas aux exigences du brigadier général. Il se contenta d’envoyer sa version, très circonstanciée, de l’affaire. En l’accompagnant donc de deux autres dépositions, celles de Louis-Étienne Paul et de Rose Bellegrade, épouse de Pierre Beauchemin. Ils avaient vu alors la négresse au passage des bateaux à Sorel. Aussi fut-il débouté de la poursuite.
Quant à Von Barner, qui voulait faire punir Despins et se faire rembourser les frais encourus pour sa défense, Ehrenkrook lui permit donc de s’adresser au Général, à qui il envoya tous les documents relatifs à cette affaire. Haldiman consulta par la suite le procureur général Monk. Celui-ci opina qu’il n’appartenait pas au Général de punir Despins. De plus que le major Von Barner devait s’adresser à une cour de justice (tous les plaidoyers de défense de Von Barner sont en allemand. De même on dut lui traduire en allemand les dépositions présentées contre lui. Le dossier de cette affaire se trouve aux Archives canadiennes, coll. Haldimand, B. 207, pp. 2-140.
L’affaire en resta finalement là.
(D’après Thomas-M. Charland, O.P. Histoire de Saint-François-du-Lac, Collège Dominicain 95 Avenue Empress, Ottawa, 1942).
Voir aussi :