La grande guerre ou la guerre générale entre les Amérindiens
Dans le temps que deux nations puissantes sont ainsi fortement animées, de manière qu’il semble que la guerre ne puisse finir que par la perte de l’une ou de l’autre, le seul éclat de leur rupture est capable de soulever presque toute l’Amérique septentrionale et de la mettre en armes d’un bout à l’autre. Que l’Iroquois, par exemple, déclare la guerre à l’Outauach, ou à l’Illinois, il n’en faut pas davantage pour causer un embrasement aussi général que le fut celui qui causa la fameuse guerre de Troyes, où la Grèce entière se trouva armée contre l’Asie. La comparaison est juste. Le royaume de Priam, si vanté par les poètes, était borné à la Troade, et à la Phrygie, qui était un assez petit pays de l’Asie Mineure.
La guerre que les Grecs lui firent, réunit dans un corps d’armée tous les peuples différents de la mer Egée et du Péloponnèse, sous divers capitaines, qu’on honore du nom de rois, et dont les États consistaient dans quelques villages.
Le plaisant roi, par exemple, que le roi d’Ithaque, lequel était un de ceux qui figuraient davantage dans cette célèbre ligue. Priam vit aussi courir à sa défense sous divers chefs, non seulement tous ces petits peuples de l’Asie Mineure, qui étaient ses alliés, et ses voisins, tels qui étaient les Lyciens, etc., mais encore les nations les plus reculées de la Grande Asie. Penthésilée, reine des Amazones, y vint des bords du Tanaïs, Rhésus s’y transporta du fond de la Thrace, et Memnon, qu’on dit être un général des Égyptiens, des Assyriens ou des Ethiopiens, y conduisit les troupes de l’Aurore. Cette quantité de nations ne faisait pas de nombreuses armées. Quel secours de troupes auxiliaires amena Rhésus, que Diomède et Ulysse seuls désirent, pendant le sommeil, la première nuit de leur arrivée avant que leurs chevaux eussent pu boire les eaux du fleuve Xante? Et sans parler de l’exagération des poètes, si l’on veut considérer quelle pouvait être alors, et la structure, et la capacité des vaisseaux, le nombre de mille, qui composaient la flotte des Grecs, n’était peut-être pas capable de composer une armée de vingt mille hommes.
La cabane iroquoise réunie n’est pas en état, à ce que je crois, de compter beaucoup au-delà de trois mille combattants. Cependant l’Iroquois seul cause de la jalousie aux nations les plus reculées, depuis l’embouchure du fleuve Saint-Laurent et les côtes de la mer Océane, jusqu’aux bords du Mississippi. Cela ne doit point paraître surprenant à ceux qui ont quelque connaissance de l’Amérique et des barbares qui l’habitent. Quoiqu’il y ait une assez grande multitude de nations différentes, chacune de ces nations en particulier est réduite à un petit nombre de villages, et plusieurs même à un seul; de sorte que quelques-unes ne sauraient fournir jusqu’à trente guerriers. En second lieu, elles occupent des pays immenses de sombres forêts, ou de praires incultes, et elles sont dans un si grand éloignement les unes des autres qu’il faut quelquefois faire deux ou trois cents lieux avant que de rencontrer une âme vivante.
Cela fait que le chemin est compté pour rien dans ces vastes solitudes, où une très petite troupe peut marcher longtemps sans crainte, et qu’un voyage de sept ou huit cents lieues y est regardé comme on regarderait en France une promenade de Paris à Orléans. D’ailleurs, les petites nations, qui étant au voisinage les unes des autres devraient se défendre mutuellement, ne s’entendent pas assez entre elles à cause de leurs différents sujets de jalousie; ou ne sont pas assez à portée, quoique voisines, de se prêter la main en cas de surprise, contre un ennemi plus redoutable, qui est à leurs portes lorsqu’il est le moins attendu; de sorte que pour résister à cet ennemi commun, elles sont obligées de faire alliance avec les nations qui sont à l’autre extrémité de l’Amérique septentrionale, afin de faire une diversion et de l’affaiblirent l’obligeant à diviser ses forces.
C’est sur ce double fondement du petit nombre de personnes dont s’était composée chaque nation dans les premiers temps, et de la vaste étendue des pays inhabités, que nous devons raisonner, pour expliquer les longues courses, les transmigrations, et les alliances de certaines nations très éloignées, lesquelles sans cela seraient très inintelligibles.
Diodore de Sicile nous fait une peinture de la Gaule méridionale entièrement semblable à celle qu’on pourrait faire aujourd’hui du Canada. En effet, les Gaules, les Espagnes, la Germanie, l’Italie même et les autres pays de l’Europe étaient des régions hérissées de forêts que la nature y avait mises, et de montagnes couvertes de neiges, où l’art n’avait point encore travaillé pour y pratiquer des routes et des sentiers. Il était facile dans ces affreuses solitudes aux Galates et aux Ibériens de se transporter d’Asie dans les Gaulles et dans les Espagnes, il ne l’était pas moins pour retourner de là en Asie.
Les nations éparses ça et là étaient très peu nombreuses; sans cela comment serait-il possible de comprendre qu’une armée, aussi petite que celle des Argonautes, eût pu traverser une aussi grande étendue du pays que les poètes leur font courir, et défaire autant de nations qu’il y en avait qui s’opposaient à leur passage et à leur entreprise : c’est un récit fabuleux, me dira-t-on, je le veux croire, quoique, selon les règles du poème, il ne doive pas l’être quant au fond et à la substance de l’objet principal; mais, dans le fabuleux même, les poètes ont soin de conserver la vraisemblance dans les choses qui sont naturelles et qui ne demandent pas des prodigues ou des dénouements, lesquels ne peuvent se faire que par l’entremise des dieux.
Ce que je viens de dire peut servir à éclaircir un endroit de l’Écriture sainte (Genèse, XIV, 1-3) qui a embrassé les interprètes, et que je rapporterai ici parce qu’il est de mon sujet à cause des conjectures que j’ai sur l’origine des Iroquois et des Hurons. Il s’agit des quatre rois alliés pour faire la guerre aux cinq autres rois de ces villes criminelles, que le Dieu consuma par le feu du ciel. Ces quatre rois étaient Chodorlahomor, roi des Elamites ou des Perses, Amraphel, roi de Sennaar ou de Babylone, Arioh, roi de Pont, et Thadal, roi des nations. Les versions varient davantage au sujet de ces deux derniers. L’Hébraïque, qu’Onkelos et les septante ont suivi, appelle Arioch roi d’Hellasar; la version arabique roi de Sarian; celle de Symmaque roi de Scythes; mais saint Jérôme, suivant la traduction d’Aquila, le nomme roi de Pont. On est encore plus incertain au sujet de ce Thadal, à cause de l’universalité du terme roi des Nations. L’Hebreu porte roi de goim, et le Syriaque traduit roi de Gélites. Mais ces pays d’Hellasar, de Sarian et de Goim, sont entièrement inconnus dans la géographie ancienne et moderne. Quelques-uns, après Symmaque, entendent par le mot gentium la Pamphili, ou pour mieux dire cette partie de l’Asie Mineure qui comprenait plusieurs petits peuples séparés, dont chacun était maître chez soi, et que l’Écriture sainte appelle populus gentium, comme elle nomme les îles de la mer Egée, insulae gentium, les îles des Nations.
Le sujet de l’embarras des interprètes, c’est le grand éloignement qu’il y a d’un pays à un autre, et l’espèce d’impossibilité, qui semble résulter de ce grand éloignement, que ces rois pussent être alliés ensemble pour faire la guerre à cinq rois, lesquels étaient assez voisins.
Pour éviter donc cet embarras, ils tâchent de rapprocher le plus qu’ils peuvent les États de ces princes, et disent qu’Arioch était roi d’une ville de la Coelésyrie qu’Étienne nomme Ellas. Ils placent le royaume des Nations dans cette partie de la Galilée qu’on nommait Galilée des Nations, Galilaea Gentium; mais à qui on a donné ce nom par une anticipation, dont on trouve ailleurs des exemples dans les livres saints; car cette dénomination est moins ancienne que Moïse, et ne se trouve point dans Josué (Andreas Masius, Jusuge imperatoris historia, XII, 9, Anvers, 1574, p. 225), quoiqu’ils fassent mention l’un et l’autre de la Galilée. La basse Galilée ne fut en effet nommée Galilée des Gentils que longtemps après, à cause des Phéniciens et autres petits peuples idolâtres de la race de Chanaan qui l’habitaient.
Mais le fondement de ces difficultés est nul, si l’on fait attention qu’il n’était pas plus difficile à ces rois de s’allier ensemble qu’il le fut à Priam d’être allié à des peuples très reculés dans l’Asie et dans l’Afrique; et qu’il l’a été aux Français dans la dernière guerre qu’ils ont faite en Amérique en 1716, quand pour aller secourir les Tionnontatés il leur fallut faire six ou sept cents lieues pour aller jusque chez les Outagamis les forcer dans leur fort, où ils étaient un très petit nombre de guerriers. Or supposé que les États d’Arioch et de Thadal eussent été dans l’Asie Mineure, ils n’étaient pas éloignés de plus d’environ quatre à cinq cents lieues des États de Chodorlahomor et d’Amraphel, et ceux à qui ils faisaient la guerre eussent été, dans cette hypothèse, au centre par rapport aux uns et aux autres.
Je crois cependant qu’on peut rapprocher davantage les États de ces princes, en se tenant à la Vulgate et aux autres versions qui placent Thadal et Arioch dans le Pont, et vers les portes caspiennes, dans la Scythie asiatique. Le nom d’Arioch, qu’Eusèbe nomme Areïos, convient à l’Ares des barbares, et à cette province nommée Areïane, laquelle était voisine de la Perse, et s’étendait jusqu’aux portes caspiennes. Le nom même d’Areïane, ou d’Ariane, se rapport fort au royaume de Sarian de la version arabique. Thadal, roi des Gélites, selon la version syriaque, était fort voisin d’Arioch; car il y a apparence que les Gélites étaient les mêmes que sont appelés gela, ou geli dans la géographie ancienne, lesquels étaient aussi vers la mer Caspienne.
Pline, dans son Histoire Naturelle, les confond avec les Cadusiens, Strabon (XI, 13, 4) les distingue, et dit que les Cadusiens avaient presque autant de gens de pied que les peuples de l’Ariane. Il n’y avait pas au reste un si grand éloignement des États de ces deux princes, en les plaçant dans le Pont en tirant vers l’Asie Mineure, de ceux de leurs deux autres confédérés; car il est rapporté dans Arrien (L’Inde, XL, 5) que, pendant qu’Alexandre traversait la Perse, il lui vint des ambassadeurs des nations qui habitaient vers le Pont-Euxin, par un chemin très court, de sorte que ce prince en fut très surpris. On peut ajouter que les villes et les nations étant ambulantes dans ces premiers temps, on pourrait rapprocher encore plus facilement les Etats des deux autres rois, surtout de celui des Elamites, ou les Perses, jusqu’au temps de Cyrus, n’aient vécu à la façon des Sauvages, ainsi que je l’ai prouvé par Hérodote.
Cette guerre, dont parle l’Écriture, n’était pas dans un sens si petite qu’on veut la faire; car, quoique les rois de la Pentapole fussent voisins, la guerre ne laissait pas d’embrasser une grande étendue de pays; ce qui paraît manifestement par la sainte Ecriture (Genèse, XIV, 5,6,7 et 15) même; puisque ces quatre rois alliés, avant de vaincre les cinq autres, détruisirent plusieurs nations, lesquelles étaient apparemment dans l’alliance de leurs ennemis.
C’était les Raphaims les Emims de la race des géants, les Zuzims, les Chorraens, les Amalécites, les Amorrhéens. Elles était petite cependant d’un autre côté; car toutes ces nations, qui occupaient une étendue de pays si considérable, étaient très peu nombreuses. Rien ne le montre mieux que ce qui arriva à ces quatre rois vainqueurs de tant de peuples, et qui venaient encore de triompher de ceux de la Pentapole : car ces superbes conquérants furent vaincus dans leur victoire par Abraham à la tête de trois cent dix-huit hommes de ses gens, et peut-être quelque peu des troupes auxiliaires des deux frères Escol et Aner, qui étaient ses alliés.
Je sais qu’on peut faire des difficultés sur ce que je dis du petit nombre de chaque nation, et qu’on peut m’objecter que ces pays ont été extrêmement peuplés; ce qu’on peut prouver par l’exemple même des Israélites, lesquels multiplièrent si fort dans le désert, mais il n’y a qu’à distinguer les temps. Les peuples ont eu leurs vicissitudes; dans un temps ils se sont si fort accrus qu’ils ont inondé tous les États de leurs voisins, comme des torrents.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).