Denonville et les galériens iroquois (par le père Lionel Groulx)
Galériens iroquois : Le 1er juillet l’armée coloniale dirigée contre les Sonnontouans, arrive à Katarakoui. Ici se place un incident qui a brouillé l’histoire de Denonville et qui reste, en sa vie, une sorte d’énigme.
Nous voulons parler de l’incident des galériens iroquois. Voici les faits. En route vers Katarakoui, Denonville fait arrêter dix espions Iroquois, dont cinq hommes, quatre femmes et un enfant. Parmi lesquels quatre Onnontagués et un chef Goyogouin. À Katarakoui même, Champigny qui a devancé l’armée, attire dans le fort, sous prétexte d’un festin, 130 sauvages des environs, « tant hommes, femmes qu’enfants ». Quelques jours plus tard, Denonville envoie capturer, dans un village des environs du fort Frontenac, 80 autres Iroquois, dont 17 hommes. Le 3 juillet, logeaient donc au fort, 200 prisonniers; sur ce, 50 hommes.
Expédiés vers les galères
De ces cinquante, la plupart seront expédiés immédiatement à Québec. Quarante partiront l’automne même pour les galères de France. Cela sous la conduite de l’un des frères Le Moyne, M. de Sérigny, qui servira d’interprète à ces galériens iroquois. Là-bas ces malheureux seraient morts de misère, sauf trois d’après Catalogne, sauf 13 d’après le Père Jean de Lamberville. En réalité, à l’automne de 1689, 21 Iroquois des galères de Marseille sont dirigés sur Rochefort pour repasser en Amérique. Frontenac, à son retour au Canada, en ramena quelques-uns. »
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Constatons en premier lieu que peu de contemporains ont trouvé à blâmer cet acte de Denonville, ou l’ont blâmé fortement. Dans son journal, Baugy, l’aide de camp du Marquis, relate les faits sans plus. Selon Mgr de Saint-Vallier qui écrit, il est vrai, à Paris, mais qui est encore à Québec au retour de l’armée de Denonville, ces arrestations auraient eu pour motifs de se saisir d’otages et de diminuer d’autant les forces de l’ennemi.
Désolation
L’Extrait d’un cours publié d’Histoire l’Université de Montréal par le Père Beschefer mentionne l’arrestation et l’expédition aux galères des Iroquois, sans plus, lui aussi. M. de Belmont qui est, comme l’on sait, de l’expédition, exprime sa désolation de voir ainsi traités des Iroquois « qui estoient comme sous notre protection », mais pour blâmer surtout la rudesse du procédé.
Dans l’entourage du gouverneur, selon le sulpicien, on estime que trop rude au commencement, Denonville « a esté trop mol et trop humble à la fin ». La Hontan qui est, lui aussi, à Katarakoui, prétend bien que ces Iroquois « ne méritoient rien moins que le traitement qu’on leur fit ». Il bâtit là-dessus une fantaisie larmoyante. Monseignat, dont il ne faut pas oublier qu’il est le secrétaire de Frontenac, écrit en 1690, après le retour au pays des galériens iroquois, qu’« ils seroient encore aux galères sy le Roy n’avait jugé à propos de les renvoyer icy avec monsieur le Comte, la trahison qu’il leur avoit esté faicte n’estant nullement de son goust ».
Le père Jean de Lamberville accuse
Le plus sévère fut le Père Jean de Lamberville. Denonville a chargé le missionnaire de convoquer au fort Frontenac les principaux chefs des bourgades pour y délibérer de la paix. Le gouverneur l’a autorisé à engager auprès des Indiens la foi et la parole françaises. Confiants en l’honneur du Père, 40 des principaux Iroquois se seraient trouvés au rendez-vous pour y être mis aux fers.
Denonville aurait donc cruellement abusé de la bonne foi du Jésuite. Il aurait compromis le ministère du missionnaire auprès des Iroquois, mis gravement en danger sa vie. A lire l’accusation du Père de Lamberville, écrite huit ans après la malheureuse affaire, « il semblerait que les 40 galériens iroquois expédiés en France seraient les quarante chefs réunis par lui.
Dans Nova Francia (vol. VI, no I, p. 58) A. – Léo Leymarie écrit sans plus de nuances: « Ce n’est qu’en 1687 que le jeune Marquis de Denonville donna ordre à l’intendant de Champigny, de monter au Fort Frontenac et d’y capturer des Iroquois. Champigny rencontra les Iroquois cabanes autour du fort ; il leur offrit un grand festin. Pendant le repas, sur son ordre, des soldats du poste cernèrent les convives et les firent prisonniers. Ils étaient une quarantaine ». Presque autant d’imprécisions que de lignes. Dans la Grande Légende de la mer : Une épopée canadienne. M. Charles de la Roncière y va aussi rondement : « Mesure barbare et impolitique », écrit-il, « car les captifs étaient des Onnontagués, la tribu iroquoise qui nous était le moins hostile.
Les mêmes Iroquois ?
Les Iroquois capturés à Katarakoui puis expédiés aux galères de France, sont-ils bien les Iroquois du Père de Lamberville ? Procédons par élimination. Parmi eux point de Sonnontouans. Les Sonnontouans savaient, du reste, de diverses sources, que l’armée des Français s’en allaient porter la guerre en leur pays. Ils avaient de bonnes raisons de ne pas se trouver à Katarakoui.
Dirons-nous qu’il n’y avait point non plus d’Onnontagués, de ceux du moins qui s’étaient portés au rendez-vous ? Car ceux-là, écrit le gouverneur au ministre, il faut nous les ménager « pour tacher de les désunir des Sonnontouans ». Au besoin, nous servir d’eux pour négocier. La Durantaye, Du Luth reçoivent les mêmes instructions : épargner les sauvages du village d’Onnontagué. Les faire seulement prisonniers, « comme ils se sont plus sagement comportez avec nous que les autres villages. Il est nécessaire de les distinguer pour les désunir et les rendre suspects aux autres.»
Nous savons, en outre, par Baugy, que Denonville fit relâcher le fils de la Grand’gueule « pour lui marquer qu’il ne manquait pas à sa parole ».
Parents relâchés
Denonville relâche encore quelques « proches parens de nos sauvages chrestiens ». Aurait-il retenu ceux des Onnontagués et des Goyogoums, arrêtés le long de la marche vers Katarakoui ? Il semble bien. Mais ces Onnontagués ont-ils été envoyés aux galères ? Il n’y paraît point.
Un mémoire de M. de Callière à Seignelay, mémoire écrit en France à l’automne de 1688 ou pendant l’hiver d’après, nous apprend que, pour tenter auprès des Iroquois, ses premières négociations de paix, en 1688, Denonville choisit pour délégués vers les cantons, « ceux de la nation des onnontagués. Il les sépara de ceux qui l’envoya en France parce qu’ils avoient paru moins animés contre nous et estoient en commerce avec le Père de Lamberville ».
Ferons-nous d’ailleurs observer que tous les missionnaires ne partagent point, sur ces Onnontagués, l’opinion bienveillante du Père Jean de Lamberville ? Pour le Père Corheil qui a autrefois missionné dans les cantons, l’Onnontagué « est le plus fourbe de tous ». Au reste, de l’aveu du Père de Lamberville, les Onnontagués arrêtés sur le chemin de Montréal à Katarakoui étaient des espions. Ils étaient venus se poster sur la route de l’armée, avec l’intention de faire des prisonniers.
Cet ensemble de faits diminue singulièrement, on l’avouera, le tort fait au missionnaire jésuite. Il n’est pas niable que le gouverneur se servit du Père Jean de Lamberville pour attirer au fort Frontenac des chefs iroquois, et que le Père fut laissé dans l’ignorance complète des desseins du gouverneur. Accordons au marquis qu’il fait le possible pour diminuer le péril des missionnaires iroquois. S’il donne l’ordre à La Durantaye et à Du Luth de ne pas molester les Onnontagués qui se trouveront sur leur route, c’est en particulier parce que « ce nous sera un moyen pour retirer les R. P. de Lamberville qui sont chez eux ».
Père Jacques envoyé
Il veut que le Père Jean de Lamberville renvoie son cadet, le Père Jacques, et qu’il reste seul, « afin qu’il aye moins de peine à se retirer luy seul ». Le Père Jean avoue lui-même qu’il fut averti, quoiqu’un peu tard, de se retirer du pays des Iroquois. Mais, dans ce retard, n’y a-t-il que de la faute du gouverneur ? Il est permis de penser que le Père, averti à temps, « s’est résolu à ne venir à Katarakoui qu’avec les anciens des Iroquois ».
De son côté Denonville nous confie qu’il ne pouvait retirer le missionnaire, l’année précédente, sans donner l’éveil sur ses projets de guerre, et même sans attirer immédiatement l’orage sur la colonie, orage véritable, fort menaçant, que, seul, le Père de Lamberville parvint à conjurer et qui, toute l’année, laissa la colonie dans l’appréhension « des plus grands pialheurs. » Denonville n’est pas insensible, pour autant, au péril que court le Jésuite. « Il me fâche fort », écrit-il, « de le voir exposé… » De nouveau, au début de juin 1687, encore à Montréal, Denonville écrit au ministre: « Tout cela me fait craindre que le pauvre père n’ayt de la peine à se retirer d’entre les mains de ces barbares, ce qui m’inquiète fort ».
En fin de compte et encore qu’il ne l’ait pu faire sans péril, le Père réussit à s’échapper. Le 29 juin, il rejoint l’armée, deux jours avant qu’elle arrive à Katarakoui.
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Captifs
D’où viennent donc les captifs iroquois de Denonville ? Ils viennent, sauf le petit nombre, non des villages du sud du lac Ontario, mais des villages de la rive nord du lac. Denonville l’écrit en toute lettre au ministre: il n’y a « que ceux qui ont esté aretez aux environs du fort Kataracoui, lesquels sont bien Iroquois naturels, mais pour la plupart des villages au nord du lac Ontario.
« On envoyé en France », écrit le Père Beschefer, « 36 Iroquois du nombre de ceux que Mr de Denonville fit arrêter sur sa marche et aux environs de Katarakouy, de peur qu’ils n’en allassent donner avis ». En son Histoire du Canada, l’abbé de Belmont ne parle point d’autres arrestations. Il déplore seulement qu’on se soit jeté sur ces Iroquois de la rive nord et il ajoute : « Ce qui fut de pis, lo c’est qu’on envoya les hommes, à la fin de la campagne, aux galères de France ». Pourquoi, insistera-t-on, accabler ces malheureux qui vivent depuis longtemps dans le voisinage des Français du fort Frontenac, qui, maintes fois, leur ont rendu service et qui « estoient comme sous notre protection ? » dira l’abbé de Belmont.
Pourquoi prétexte d’un festin ?
Pourquoi encore, pour les faire tomber dans le piège, s’est-on servi du prétexte d’un festin? Alors, pourquoi surtout, lorsque, en route vers Katarakoui, il apprend la capture du premier groupe, Denonville aurait-il envoyé dire à ces Iroquois de ne se point alarmer, qu’on ne s’est assuré de leur personne que pour les empêcher de divulguer à ceux de leur nation la marche de l’armée ? Il y a là, nous l’avouons, une part de mystère.
Mais il est possible aussi que l’avis ne s’adresse qu’aux Onnontagués tombés dans le filet. Pour ce qui est du festin, notons que le festin n’eut pas lieu, ainsi qu’on le croit généralement, sous les yeux de Denonville. Denonville n’eut pas même l’idée de cette embûche, du moins à ce moment. Sur la nouvelle que des Iroquois se trouvent dans les parages – l’armée est encore à quelques jours de Katarakoui – il dépêche Sainte-Hélène et un parti de sauvages pour tenter leur capture, sans festin.
Champigny
Champigny est celui qui se servit de l’appas du festin, quatre ou cinq jours avant l’arrivée de Denonville à Katarakoui; et l’intendant prétextera avoir eu sous la main une trop faible garnison pour opérer l’arrestation de haute lutte. On n’eut recourt à ce piège, du reste, que pour la capture du premier groupe.
Pour les autres, nous l’avons vu, Denonville envoya des détachements se saisir de leurs villages. Observons, en outre, que cette idée d’expédier des Indiens aux galères de France, n’a pas germé dans l’esprit des administrateurs coloniaux. Elle vient du roi qui désirait fort, pour ses galères, des prisonniers de guerre iroquois. Il en avait demandé à La Barre. Il en demandera à Denonville.
Ministre Pontchartrain
Le ministre Pontchartrain fera de même. Champigny qui fait embarquer les captifs à bord d’un vaisseau de France, écrit au ministre qu’il le fait « conformément à ses ordres ». Denonville écrit au même : « Vous m’avez ordonné de vous envoyer les prisonniers que nous ferions…»
Quand il aura reçu le premier contingent, le roi en demandera d’autres.
ll resterait à démontrer, nous l’avouons, le droit de Denonville et de Champigny à considérer les Iroquois capturés à Katarakoui comme des prisonniers de guerre. De bonne foi le pouvaient-ils? Et pourquoi pas? Denonville s’est-il trompé sur l’attitude des Iroquois? Leur a-t-il prêté gratuitement des projets de guerre? Sur ce point, le doute n’est point possible : Denonville tient les Iroquois pour des ennemis déclarés de la colonie, guettant le moment de se jeter sur elle.
Sur la foi de qui, en particulier, en est-il venu à cette conviction? Il n’a qu’à s’en rapporter au Père Jean de Lamberville lui-même, à l’avertissement pressant envoyé à M. de La Barre par le missionnaire en 1684.
La guerre…
Depuis lors la menace n’a fait que s’aggraver, se préciser. Que dis-je ? La guerre, Denonville la tient pour commencée et commencée par les Iroquois ; commencée par leurs déprédations incessantes perpétrées contre les traiteurs français et par l’hostilité obstinée des Sonnontouans contre les alliés indiens.
Denonville croit, en outre, les Iroquois de mèche avec les Anglais pour ravir à la colonie le commerce de l’ouest, détruire l’alliance franco-indienne, et enfin chasser les Français du continent. Dans la récente conspiration anglo-iroquoise contre Michilimakinac, n’a-t-il pas vu le péril d’un massacre de tous les Français de l’ouest ?
Ruse de guerre
Mais alors son rendez-vous à Katarakoui qu’est-ce autre chose qu’une ruse de guerre, où il n’invite les Onnontagués que pour attirer le plus possible de chefs Sonnontouans ? En ce cas, peut-on lui reprocher si violemment d’avoir voulu rendre aux Indiens perfides la monnaie de leur pièce? A certains égards l’acte pouvait être impolitique. Était-il si illégitime ?
Quant aux sauvages de la rive nord du lac Ontario, qu’a-t-il vu en eux, sinon des complices des autres ? Il nous apprend, par exemple, qu’il n’a pu saisir les plus beaux et les plus grands, parce que les Iroquois du sud les ont attirés dans leur parti. L’abbé de Belmont, Mgr de Saint-Valher, expliquent la capture des hommes de cette région par la volonté de « n’avoir pas ces Sauvages contre nous dans la campagne ». Plus tard, en 1688, lorsqu’il redemandera au roi les galériens iroquois, Denonville ne les fera revenir que pour procéder à un échange de prisonniers.
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Conclusion
Ainsi nous apparaît cet épisode des galériens qui a tant fait couler d’encre. Peut-être n’avons nous point dissipé toute équivoque ou tout mystère sur cette malheureuse affaire. Nous croyons néanmoins que ce simple exposé des faits inclinera à juger avec plus de sérénité l’acte d’un gouverneur qui, dans le caractère, n’eut rien de petit et que l’histoire a trop malmené.
Lionel Groulx, prêtre.
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