Le futur des banquiers
Coup d’œil sur le XXIe siècle – par Rosaire M. Couturier
À partir de la tendance actuelle au décloisonnement, le directeur exécutif de l’Institut des banquiers canadiens se risque à brosser un portrait des banquiers du prochain siècle.
« Les banques sont ce que les banques font», m’a dit un jour un vieux routier de l’industrie. Il s’agissait d’une constatation tout à fait juste puisque même la loi qui régit les banques à charte évite les définitions. L’accent porte plutôt sur la définition des champs d’activités qu’on veut réserver à un groupe d’entreprises financières qu’on appelle banques à charte. Puisque la définition n’est pas limitative, on peut donc se permettre de spéculer sur leur devenir.
À quoi ressembleront les « banques » à l’aube du XXIe siècle? La question renvoie à quatre grands thèmes : l’évolution des marchés financiers, l’évolution de l’appareil réglementaire, l’évolution technologique et révolution des goûts et des besoins de la clientèle.
Évolution des marchés financiers
L’évolution des marchés financiers canadiens est marquée, à l’heure actuelle, par un ralentissement de la croissance économique. Les pressions se font de plus en plus fortes et, immanquablement, la rentabilité s’en ressent. On se tourne donc vers des secteurs jusque-là interdits.
Il n’est donc pas surprenant de voir le cadre réglementaire des quatre piliers du système (banque, assurance, fiducie et valeurs mobilières) craquer de toutes parts sous la pression de ceux qui veulent avoir accès aux secteurs interdits afin de renouer avec la croissance et une meilleure rentabilité.
On a déjà procédé au décloisonnement du secteur des valeurs mobilières qui fut rapidement absorbé par des concurrents plus forts. Cette tendance au conglomérat financier ne peut que s’accentuer dans le futur. En particulier, 1990 sera l’année de la révision décennale de la Loi des banques. On s’attend à ce que le pouvoir des banques soit élargi pour leur permettre d’offrir des produits d’assurances et des services fiduciaires. Il est donc à prévoir qu’au début du prochain siècle, nous aurons au Canada des marchés financiers intégrés, c’est-à-dire que les institutions financières pourront offrir toute la gamme des services financiers à leur clientèle individuelle ou corporative.
La concentration accrue des secteurs financiers qui en résultera laisse prévoir que l’appareil réglementaire se fera plus exigeant. Le décloisonnement n’apportera pas nécessairement un retour aux mécanismes de la libre concurrence. Plus le niveau de concentration sera élevé, plus la réglementation se fera pressante.
On voudra inévitablement équilibrer les forces en présence par le truchement d’une réglementation plus serrée.
Toutefois, les marchés nationaux ne peuvent pas évoluer en vase clos. La globalisation des marchés financiers internationaux, amorcée depuis plusieurs années, aura un grand impact sur nos marchés. Ce phénomène entraînera forcément une standardisation.
On constate en effet qu’il n’existe aucun moyen efficace de réglementer les marchés financiers mondiaux. Par conséquent, les mécanismes de marché déterminent les services à offrir et donnent pleine latitude aux plus innovateurs. Dans ce contexte, une réglementation nationale restrictive peut altérer la force compétitive. Il est évident qu’aucune nation, surtout une nation industrialisée, ne peut se permettre de rester en dehors du circuit, mais pour y participer, il faut accepter les règles du jeu.
Puisque les règles du jeu sont moins contraignantes en situation de libre concurrence, l’élimination d’entraves réglementaires s’impose si on veut vraiment être compétitif.
Évolution de l’appareil réglementaire
Il est à prévoir que les chocs entre les mécanismes de la libre concurrence et le processus réglementaire se produiront avec une fréquence accrue.
Même si les nations tentent de se concerter pour encadrer les systèmes financiers mondiaux, il est peu probable qu’elles réussiront à s’entendre sur un cadre réglementaire aussi détaillé et aussi efficace que celui qui existe à l’intérieur d’un pays.
Par exemple, on a réussi à établir une norme internationale sur la capitalisation des banques. Toutefois, dès les premiers instants de son application, l’interprétation différait de pays en pays. Entre autres, il y a un large écart entre les interprétations canadien ne et américaine sur le sujet.
Bref, si la concentration des industries nationales entraîne un contrepoids réglementaire, l’existence de la libre concurrence sur les marchés financiers internationaux agit en sens inverse. En outre, puisque les marchés internationaux sont presqu’entièrement axés sur le corporatif et l’institutionnel, on assistera probablement à une fragmentation du processus réglementaire national.
Il faut donc prévoir un agencement de la réglementation des activités corporatives et institutionnelles aux conditions du système financier mondial.
Du côté du service aux particuliers par contre, les frontières nationales conserveront leur efficacité et permettront d’échafauder une réglementation serrée des relations entre les individus et les grandes sociétés financières. La controverse sur les frais de service n’est qu’un avant-goût de ce que nous réserve l’avenir.
L’existence de divers niveaux de réglementation selon les secteurs d’activité devrait normalement déboucher sur une restructuration des banques en grand conglomérat où les entités maintiendraient une raison sociale distincte même si la propriété était unifiée. Cette structure s’est imposée pour des groupes comme Power Corporation, Trilon et Bell Canada. On voit l’émergence d’un prototype avec le groupe La Laurentienne. Cette structure sera probablement dominante au début du prochain siècle.
Évolution technologique
On ne peut parler du futur sans mentionner la technologie. Tous les scénarios ont été écrits sur ce sujet. On ne se surprend plus des applications de l’ordinateur dans la vie quotidienne. On peut s’attendre à ce qu’il devienne encore plus petit et plus puissant.
L’amélioration des réseaux de communication suite aux développements technologiques aura le plus grand impact sur le système financier de l’avenir. Il y a dix ans à peine, le guichet automatique était une nouveauté expérimentale disponible à quelques exemplaires dans les grandes villes et servant presqu’exclusivement à dispenser de la monnaie. Maintenant, on le retrouve un peu partout et l’expansion du réseau se poursuit.
Les ententes entre réseaux sont monnaie courante. Déjà, on peut accéder à son compte de banque à partir des États-Unis et il est fort probable qu’au début du prochain siècle, tous les pays industrialisés seront reliés dans un vaste système de communication international.
Adieu, chèque de voyage et poste de cambiste. À Rome, le guichet émet des lires, à Londres des pounds, en France des francs, etc. Le tout converti en dollar canadien sur notre prochain état de compte.
Attention aux surprises ! Le message électronique ne connaît pas de frontière. Il échappe au contrôle de l’État. Cette caractéristique est lourde de conséquences pour l’évolution des marchés financiers nationaux et internationaux. Puisque l’information fiable, précise et ponctuelle est le moteur de toute transaction financière, l’existence d’un réseau possédant ces caractéristiques favorise le développement des marchés financiers mondiaux. La tendance actuelle ne peut que s’accentuer.
Toutefois, elle pose de sérieux problèmes au processus de réglementation forcément cantonné à l’intérieur de frontières nationales. Comme il semble illusoire de vouloir freiner le progrès technologique, il ne restera plus qu’à mettre le processus réglementaire au diapason.
Il n’y a pas si longtemps, on devait transporter des lingots d’or pour boucler les transactions internationales. Aujourd’hui, et plus encore dans l’avenir, quelques impulsions électroniques transportent des milliards d’un bout à l’autre du globe en une fraction de seconde. Sur le plan financier, on a atteint l’équivalent du transporteur de Star Trek !
Évolution des goûts et des besoins de la clientèle
Puisque la capacité technologique existe déjà, on peut s’attendre à une prolifération d’applications, toutes plus ingénieuses les unes que les autres.
Il s’agit de voir la diversité des instruments financiers dans le monde. Le seul facteur de ralentissement est le manque de familiarité et donc la crainte du risque de la part des participants.
La presse financière internationale sera appelée à jouer un plus grand rôle d’information et de démystification.
L’électronisation de la monnaie, un phénomène passablement avancé au niveau corporatif, sera d’usage commun. Il faut également s’attendre à ce que la crainte de manipulation non autorisée de ses argents trouve bientôt une garantie technologique encore plus performante.
L’individu contrôlera ses finances aussi bien qu’il le fait actuellement avec la monnaie, les chèques et les cartes de crédit.
En contrepartie, la possibilité de bénéficier d’un bien ou d’un service pendant une période quelconque sans aucun déboursé sera éliminée. On aura probablement généralisé le compte du particulier nanti d’une marge de crédit qui pourra fluctuer entre un solde positif sur lequel on recevra un rendement et un solde négatif sur lequel on paiera l’intérêt, le tout sur une base journalière.
(Article paru dans les Diplômés, N° 364, hiver 1989. À l’époque, M. Rosaire M. Couturier était directeur exécutif de l’Institut des banquiers canadiens.)
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