Les filles et leur destinée en Nouvelle-France
Certains parents nous ont laissé des témoignages de leur grande affection pour leurs filles. À la fin du XVIIe siècle, Pierre Boucher, dans son testament, parle avec beaucoup de tendresse de sa plus jeune fille, Geneviève. Élisabeth Bégon, épistolière et dame de la haute société montréalaise, à la fin du Régime français, surveille avec une dévotion constante les progrès de sa petite-fille, Marie-Catherine de Villebois de la Rouvillière, qui habite avec elle après la mort de sa mère. La petite semble être au centre des attentions des adultes qui l’entourent. Sa grand-mère écrit que « Elle nous fait passer le temps avec moins d’ennui que nous ne ferions, si nous ne l’avions pas. » Marie-Catherine est une enfant exceptionnellement choyée parce qu’élevée seule au sein d’une famille à l’aise.
Selon la division traditionnelle des tâches au sein de la famille, les petites filles doivent aider leur mère et apprendre à accomplir les travaux « des femmes ». Tout comme les jeunes garçons, elles peuvent faire les travaux légers, comme cueillir des baies ou surveiller les troupeaux. Mais, très tôt, on leur réserve les tâches de la maison et de la basse-cour. Les aînées s’occupent souvent des enfants plus jeunes pour décharger leur mère. Ainsi, l’éducation qu’on donne aux jeunes filles se limite aux connaissances pratiques qui peuvent leur servir toute leur vie durant.
Puisque la vie des femmes se passe au sein de leur famille, l’éducation scolaire ne semble guère nécessaire pour les jeunes filles. Cependant, il faut ajouter que les jeunes garçons ne sont pas plus instruits, car la lecture et l’écriture sont essentielles seulement pour les gens des classes les plus aisées. Comme beaucoup d’enfants, Marie-Catherine de Villebois de la Rouvillière reçoit ses premières leçons à la maison. Mais sa grand-mère, épistolière et instruite, exprime des sentiments peu communs lorsqu’elle écrit au père de Marie-Catherine qu’elle la laisse étudier avant d’apprendre l’ouvrage traditionnel des femmes, la couture et le ménage.
« Elle me fait passer les temps en lui montrant tout ce qu’elle veut apprendre : tantôt l’histoire de France, tantôt la romaine, la géographie, le rudiment à lire français et latin, écrire, exemples, vers, histoire, tels qu’elle les veut, pour lui donner de l’inclination d’écrire et à apprendre. Mais elle n’aime point l’ouvrage; je la laisse, aimant mieux qu’elle apprenne que de travailler, ce qu’elle saura quand je voudrai. »
Élisabeth Bégon est née à Montréal. Ses connaissances démontrent la présence d’une tradition d’enseignement aux femmes qui permet, du moins à quelques filles des familles les plus fortunées, d’accéder à une culture générale. Peu de femmes peuvent donner autant de culture à leurs filles. Tout au plus leur est-il possible de les envoyer au couvent où les religieuses leur dispensent une instruction primaire pendant quelques années.
Car, grâce à la présence des communautés de religieuses enseignantes depuis les premiers jours de la colonie, l’éducation des filles est assurée sans interruption, même après la conquête par les Anglais. Des sept communautés de femmes qui existent en Nouvelle-France, trois, soit les Ursulines à Québec et aux Trois-Rivières et les Sœurs de la Congrégation à Montréal, se dévouent presque exclusivement à l’éducation des filles. À la fin du Régime français, on trouve même quelques pensionnats à la campagne. L’accès à l’éducation pour les filles semble avoir été si généralisé qu’aujourd’hui encore, on entend répéter que les femmes d’autrefois étaient plus instruites que leurs maris. Cependant, rien ne nous permet de confirmer cette affirmation. Les recherches démontrent qu’au XVIIIe siècle, à peu près le même nombre de femmes que d’hommes savent signer leur nom dans les registres paroissiaux ou les documents notariés, soit fort peu de gens, peut-être un dixième de la population.
Pourtant, plusieurs voyageurs européens remarquent que les femmes sont mieux éduquées que les hommes. Cette constatation peut s’expliquer de deux façons. D’une part, à la même époque, dans certaines régions de France, d’Angleterre et de Nouvelle-Angleterre, l’analphabétisme est de deux à trois fois plus important chez les femmes que chez les hommes. L’écart minime entre hommes et femmes au Canada a pu impressionner ces visiteurs. D’autre part, il semble que plus de femmes que d’hommes savent lire seulement, alors que plus d’hommes peuvent lire et écrire.
L’éducation des filles peut être plus étendue et plus accessible aux gens ordinaires en raison du nombre de couvents et de l’importance de la tradition de l’enseignement des filles au sein de l’Église. De toute façon, au XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’éducation au couvent ne dépasse guère l’apprentissage de la lecture et l’écriture, ainsi que des connaissances dites féminines que l’on considère comme essentielles à la formation des filles.
Parmi celles-ci, mentionnons d’abord la formation religieuse, particulièrement importante pour les femmes dont le comportement, d’après la moralité de l’époque, devait être plus contrôlé que celui des hommes. Ensuite, l’apprentissage des techniques essentielles, notamment la couture, pour bien tenir son ménage. La couture représente à la fois une nécessité, un loisir et une expression de la créativité féminine. On trouve le plus souvent les meilleures couturières chez les religieuses, qui brodent des habits sacerdotaux ou décorent des objets pour les vendre. Apprendre à coudre assure l’habillement à la famille. À la ville, il est possible de gagner un peu d’argent en faisant de la couture et du raccommodage. Finalement, les dames de la hautes société passent quelques moments de leurs loisirs en faisant de la broderie.
Il existe toute une hiérarchie dans les structures d’accueil des institutions d’éducation féminine. Au premier échelon, on trouve le couvent des Ursulines à Québec, qui ne reçoit que les filles de la haute société. Après 1760, les Britanniques y envoient également leurs filles. Ensuite viennent les petites écoles de campagne. À la fin du XVIIIe siècle, le couvent des Ursulines de Québec reçoit les filles d’aristocrates ou de riches marchands à qui on offre l’apprentissage de la musique, du dessin, du chant et d’une langue étrangère, qualités nécessaires à l’éducation d’une fille destinée à un riche mariage. Être musicienne est très estimé, bien qu’on empêche les femmes de faire carrière en musique. Au cours de soirées en famille ou de petites réceptions mondaines, les femmes de la bonne société chantent ou jouent d’un instrument.
Au XIXe siècle, on trouve des institutrices laïques dans les villes. Quelques-unes sont gouvernantes, d’autres se rendent quotidiennement au domicile de leurs élèves, d’autres encore tiennent une petite école chez elles. En 1825, les femmes forment le tiers des enseignants laïques établis à Montréal. À Québec et à Montréal, plusieurs écoles sont tenues par des femmes. Jeanne-Charlotte Berczy tient une école à Montréal de 1810 à 1817. Elle y enseigne le dessin, l’aquarelle, la musique et les langues. Une de ses élèves, Louise-Amélie Panet, devient plus tard peintre et professeure d’art.
On croit cependant que l’éducation professionnelle des femmes n’est pas encore développée, Au couvent, on s’apprête à devenir soit religieuse, soit mère et épouse. Il n’y a aucun apprentissage de métiers ou de professions permettant aux femmes de gagner leur vie autrement que dans le cadre domestique. Au XVIIIe siècle, l’accès à presque tous les métiers et professions est fermé depuis longtemps aux femmes. Les métiers de couturière et de sage-femme font exception parce que reliés aux tâches féminines familiales. Quelques garçons, eux, peuvent apprendre un métier à l’école fondée à Saint-Joachim par Mgr de Laval ou fréquenter, s’ils de destinent à la prêtrise, ce qu’on a par la suite appelé la première université en Amérique, le Séminaire de Québec. De plus, avant 1760, le collège des Jésuites de Québec accepte un petit nombre de garçons pour des études dites classiques.
(Tiré de L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles. pp.85-88).