Fête générale des morts
Parmi la plupart des nations sauvages, les corps morts ne sont que comme en dépôt dans la sépulture où on les a mis en premier lieu. Après un certain temps on leur fait de nouvelles obsèques, et on achève de s’acquitter envers eux de ce qui leur est dû par de nouveaux devoirs funéraires. Les Caraïbes et une grande partie des Sauvages méridionaux laissent couler une année entière pour donner le temps aux chairs de se consumer; alors ils célèbrent l’anniversaire, et invitent les villages de la nation à cette fête. On s’assemble de tous les carbets; et, après avoir passé plusieurs jours à chanter et à danser à l’honneur des défunts, on fait calciner leurs os (Père de la Neuville, 2e lettre sur l’origine, le pays et la religion des Guayanais, mars 1723, Mémoire pour l’histoire des sciences et des beaux arts (1701-1767, Trévoux, année 1723, article 29). Ils réduisent ces ossements calcinés en poudre; ils mêlent cette poudre ou ces cendres dans leur boisson, et boivent jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien dans les vaisseaux : donnant ainsi un exemple fréquent et héréditaire dans toute une nation d’un amour aussi ardent pour leurs parents et pour leurs concitoyens, que l’était celui qui a immortalisé la célèbre Artémise reine de Carie. Elle, ne voulant point donner d’autre sépulture au corps de Mausole, son époux, que le sien propre, consacra encore mieux sa mémoire à la postérité par cette action éclatante, que par le monument qu’elle lui éleva. Quoiqu’il fût si superbe qu’on en a parlé comme d’une des sept merveilles du monde.
Le sieur Biet (Antoine Biet, Voyage de la France quinoxiale en l’isle de Cayenne, II, 14, p.392, Paris, 1664) particularise davantage cette action des Caraïbes. Il prétend que quelques-uns font brûler les corps immédiatement après leur mort; mais que d’autres les mettent dans la fosse, ornés de leurs armes et de leurs caracolis (étymologie – espèce de coquille de mer faite en forme de vis). Ils leur apportent ensuite à manger jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de chair sur les os, parce qu’ils ne soient sans chair. Quand donc ils croient que les chairs sont entièrement consumées, ils font un vin ou une assemblée pour les brûler, ce qu’ils pratiquent en cette sorte : ils les mettent dans un lit de coton bien blanc; quatre jeunes filles tiennent chacune un coin de ce lit, elles font danser ces os au sont de quelque instrument, et toute l’assemblée danse aussi, buvant toujours à leur ordinaire. Lorsqu’elles les ont bien fait danser, on dresse un bûcher, où on les fait brûler avec tout ce qui leur a servi pendant leur vie. Tout étant réduit en cendres, s’il se trouve quelques os qui n’aient pas été consumés, ils les pulvérisent, les passent par une sorte de tamis, et mettent ces cendres dans de l’eau, dont ils se frottent les jambes. Ils continuent ensuite à boire, après quoi chacun se retire. Le sieur Biet ne dit pas qu’ils boivent ces cendres, mais peut-être était-il moins bien instruit que le père de la Neuville, qui a écrit après lui, et parlent des mêmes Sauvages. Lopez de Gomara (Francisco Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales, II, 2, Paris, 1606, p.60, recto) dit que les habitants du fleuve de Palmas qu’ils enterrent tous ceux qui meurent, excepté les devins qu’ils brûlent par honneur, et que pendant que le corps brûle ils chantent et ils dansent. Ils recueillent ensuite les cendres, et les gardent jusqu’au bout de l’an, auquel temps les parents et la femme du défunt les boivent, accompagnant la cérémonie de cet anniversaire de plusieurs incisions sanglantes qu’ils font sur leurs corps.
Les nations de l’Amérique septentrionale font une fête générales, à laquelle rassemblant tous les cadavres de ceux qui sont morts dans l’intervalle d’une fête à l’autre, et invitant toutes les nations voisines et alliées, ou ils les font brûler, comme c’est l’usage des peuples du nord, ou bien ils les ensevelissent dans une fosse commune.
Il y a quelque variation entre ces nations touchant la manière et le temps auquel elles ont coutume de célébrer cette fête. Quelques-unes la célèbrent d’année en année. Les Hurons et les Iroquois ne la célèbrent que de dix en dix, ou de douze en douze, ou toutes les fois qu’ils changent de village. Comme je n’ai point assisté à aucune de ces fêtes, je réglerai sur la description qu’en a donnée la père de Brébeuf (Jean de Brébeuf, Sj. J., Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1636, Paris, 1637, 2e partie, chapitre 9, « De la fête solennelle des morts » (p. 193, et s.; R. G. Thwaites, Relations des jésuites, volume 10, Cleveland, 1897, p.278 et s.), à laquelle j’ajouterai quelques circonstances que j’ai trouvées dans les mémoires manuscrits du sieur Nicolas Perrot.
La fête générale des morts est de toutes les actions qui intéressent les Sauvages la plus éclatante et la plus solennelle. Ils lui donnent le nom de festin des âmes, et elle leur paraît si importante qu’ils s’y préparent d’une fête à l’autre, afin de la rendre plus superbe, et de la célébrer avec plus de splendeur et de magnificence.
Dès que le terme approche on tient conseils sur conseils, soit en particulier dans les villages, soit dans l’assemblée générale de toute la nation, pour convenir du lieu où l’on doit faire la fosse commune : pour déterminer le temps précis de la fête, et pour prendre les mesures nécessaires, afin de la rendre magnifique par le concours nombreux des peuples voisins et alliés qu’on doit attirer à ce spectacle.
Ces sortes de conseils ne laissent pas de souffrir quelquefois de grandes difficultés par la jalousie des chefs, dont quelques-uns voyant avec peine leurs émules s’accréditer davantage, et avoir la plus grande part aux affaires, font naître divers incidents sous divers prétextes pour troubler la fête, et causer une espèce de schisme en faisant leur festin à part, et mettant les morts de leur dépendance dans une fosse séparée, ainsi qu’il arriva à celle dont le père de Brébeuf nous a donné le détail.
Après être convenus du temps et du lieu, on choisit parmi les chefs un maître de la fête, qu’on appelle le maître du festin. Celui-ci envoie partout ses ordres, afin que tout soit prêt pour la cérémonie, et que rien n’y manque.
Chaque village est alors en mouvement. Au premier beau jour tous se transportent au cimetière, où les libitinaires et les pollincteurs de chaque famille, qu’ils nomment aiheionné, tirent, en présence des parents, les mêmes corps qu’ils avaient eu autrefois le soin de mettre dans la sépulture, tandis que ceux qui ont des morts ensevelis séparément au loin, en quelque lieu du pays que ce soit, vont les chercher sans plaindre leur peine.
C’est un spectacle sans doute bien frappant à l’ouverture de ces tombeaux, que la vue de la misère humaine dans ces images de la mort, laquelle prend, ce semble, plaisir à se peindre en mille manières diverses dans ces cadavres, qui sont tous différents les uns des autres, selon les progrès qu’a faits sur eux la corruption. Les uns sont secs et arides, les autres ont encore un parchemin sur les os, les uns sont réduits et boucanés sans apparence de pourriture, quelques autres commencent à peine à se corrompre, d’autres enfin fourmillent de vers et nagent dans le pus.
Mais je ne sais ce qui doit frapper davantage, ou l’horreur d’un coup d’œil si révoltant, ou la tendre piété, et l’affection de ces pauvres peuples envers leurs parents décédés; car rien au monde n’est plus digne d’admiration que le soin empressé avec lequel ils s’acquittent de ce triste devoir de leur tendresse, ramassant jusqu’aux moindres ossements, maniant ces cadavres tout dégoûtants d’ordures, en séparant les vers, les portant sur leurs épaules pendant plusieurs journées de chemin, sans être rebutés de leur puanteur insupportable, et sans laisser paraître d’autre émotion que celle du regret d’avoir perdu des personnes qui leur étaient et leur sont encore bien chères.
L’ouverture des tombeaux étant faite, on laisse quelques heures ces cadavres ainsi découverts en spectacle, donnant ainsi le loisir à chacun de faire réflexion à ce qu’il doit être un jour, pendant qu’on renouvelle le lessus et les pleurs comme au jour du trépas. On les couvre ensuite de robes neuves, et après on décharne tous ces ossements, dont on jette dans le feu la peau et les chairs, avec les fourrures et les nattes dans lesquelles ils ont été ensevelis. On ne touche point aux corps entiers, qui ont été inhumés depuis peu, on se contente simplement de les nettoyer. Ces ossements étant ainsi purifiés, et mis, partie dans des sacs, partie dans des robes de castor, on enlève les corps entiers sur des brancards; d’autres chargent les paquets d’ossements sur leurs épaules, et tous se retirent dans leurs cabanes, où chacun fait festin à ses morts.
Deux ou trois jours avant le départ, on porte tous ces cadavres et tous ces ossements dans une des cabanes de conseil, où une partie sont suspendus, et les autres étalés de rang tout du long de la cabane, avec tous les présents qui sont destinés pour la fête. Le chef de la cabane leur fait un festin magnifique, et les traite au nom du capitaine défunt, dont il a relevé le nom. Il y chante la chanson de mort de capitaine, ce qui fait voir que les chansons y sont héréditaires, aussi bien que les noms, afin de montrer une plus grande conformité avec la personne qu’on ressuscite, dont il semble que rien ne périt. Les conviés y ont la liberté, qu’ils n’ont pas en certains autres festins, de faire part à leurs amis de ce qu’ils ont de bon, et même d’emporter chez eux ce qui leur plaît; enfin à l’issue du festin, chacun sort de la cabane en chantant « haé! Haé! », ce qu’ils appellent imiter le cri des âmes.
Tout se dispose ensuite pour le voyage, et quand tout est prêt on les voit partir au nombre de deux ou de trois cents personnes, chargées de leurs corps morts et de leurs paquets d’ossements sur leurs épaules, couverts de belles robes de castor. Quelques-uns prennent la peine d’attacher ces ossements dans leur place naturelle, et ornent ensuite ces squelettes de colliers de porcelaine et belles guirlandes de long poil d’orignal, teint en un fort beau rouge. Ils marchent à petites journées, et séjournent partout. Au sortir de leurs villages, sur leur route, et à l’approche des villages par où ils doivent passer, ils renouvellent leurs lamentations et leur cri des âmes. On sort de tous ces villages pour venir au-devant d’eux : ils se font mille largesses en ces sortes de rencontres, et l’ordre est si bien établi que chacun a partout son gîte pour son monde et pour ses morts, sans que cela produise la moindre confusion.
Il y a du plaisir à voir arriver tous ces divers convois au lieu du rendez-vous général, où l’ordre est également bien gardé, la réception plus magnifique, et les festins plus nombreux et plus abondants.
Les étrangers qui ont été invités pour assister à la fête font une masse commune des présents qu’ils apportent pour couvrir les morts. On les reçoit dans une cabane faite exprès, où chaque nation alliée a sa place marquée. Dès qu’ils ont arrivés, ils se tiennent debout dans la cabane où on les a introduits. Ils exposent le sujet de leur venue et l’invitation qu’on leur a faites. Ils offrent ensuite leurs présents, ils se dépouillent de tous leurs vêtements, et se mettent à danser au son du tambour et de la tortue, se suivant tous file à file autour de trois sapins dressés exprès dans la cabane.
Cependant on ôte les présents qu’ils ont apportés, et toutes leurs dépouilles; et ceux qui les ont invités en remettant d’autres à la place beaucoup plus considérables, et on leur fait festin. Quelques jours se passent ainsi à assembler le monde, tant ceux de la nation qui apportent leurs morts, que les étrangers invités à la fête. Ce ne sont pendant ce temps-là que largesses réciproques à l’honneur des morts. Les chefs et les particuliers font divers petits festins, où ils appellent jusqu’à vingt et trente personnes; mais au lieu de servir des vivres et des mets dans ces festins, ce sont des présents de différente espèce, des robes, des haches, des chaudières. Les chefs et les considérables se distinguent par ces sortes de libéralités qui les épuisent.
On s’occupe aussi à divers jeux. Les jeunes gens d’un côté, et les jeunes femmes de l’autre s’exercent du matin jusqu’au soir séparément, soit à tirer de l’arc, soit à la course, soit à l’exercice du levier. Chaque exercice a un prix destiné pour le victorieux, et ces honneurs funèbres, où la force et l’adresse ont leur récompense, rappellent encore aujourd’hui dans le sein de l’Amérique le souvenir de ces jeux de l’Élide, marqués par des époques, qui servent à régler la chronologie des premiers temps, et qui excitèrent pendant plusieurs siècles l’émulation de toute la Grèce.
On prépare cependant au milieu d’une grande place, dont on est convenu dans le conseil, une fosse d’environ dix pieds de profondeur, et de plusieurs toises de diamètre. On environne cette fosse d’un échafaud ou amphithéâtre de dix toises de profondeur, et de dix ou douze pieds de haut. Autour règnent quantité d’échelles pour y monter, et au-dessus s’élèvent grand nombre de perches dressées d’espace en espace, lesquelles soutiennent de longues traverses, destinées à porter tous ces paquets d’ossements qu’on y doit mettre en étalage à la vue du public. On étend ensuite quantité de nattes ou d’écorces dessous le théâtre, et l’on élève quantité de petits échafauds à hauteur d’homme sur les bords de la fosse, pour les corps entiers qu’on a soin d’y porter dès la veille de la fête.
Le jour de la cérémonie on fait divers cris dans le village, afin que chacun se tienne prêt de partir à l’heure marquée. Chaque famille se range à l’ordre, et chacun s’occupe de la tâche qu’on lui a donnée. On délie alors ces paquets, qui sont suspendus dans les cabanes; on les développe derechef devant les parents, qui veulent avoir la consolation de les voir, de les manier et de les orner encore avant que de leur dire les derniers adieux; la douleur se renouvelle à cette triste vue, et le lessus recommence comme le jour des funérailles, de sorte qu’on n’entend partout qu’éjulations et que cris lugubres.
À l’issue de ces lamentations on refait de nouveau les paquets, et chaque village, chaque tribu sous ses chefs, se met en chemin en ordre de procession, observant de faire garder un certain rang de bienséance aux morts même dans leur marche; de manière que celui qui porte le corps d’un chef va à la tête, ainsi des autres, selon les différentes proportions de considération, d’âge et de sexe.
À mesure que ces processions arrivent dans cette grande place où est la fosse, chacune se loge en divers cantons, qui leur sont assignés par le maître des cérémonies, selon l’ordre des villages, et le nombre des familles. On met à terre tous ces paquets d’ossements, comme on fait la poterie de terre dans une foire; et lorsque tout le monde est rendu, on fait la montre des présents qu’on étale, partie à terre, et partie sur des perches, où on les laisse un temps considérable pour donner le loisir aux étrangers d’admirer leur richesse et leur magnificence. À la fête des morts, dont le père de Brébeuf nous a donné la relation, il y en avait douze cents, qui occupaient cinq ou six cents toises de terrain, où ils restèrent en parade l’espace de deux heures; cependant l’assemblée ne passait pas le nombre de deux mille personnes.
Chaque village, rangé sous ses chefs, se dispose ensuite à monter sur le théâtre où chaque famille a son département. Au moindre signal que doit faire le maître des cérémonies, ils y courent comme à l’assaut, et dans un moment le théâtre est rempli à la faveur des échelles qui l’environnent. Ils accrochent les paquets d’ossements aux perches préparées pour cet usage. Tous descendent avec la même précipitation, retirent toutes les échelles, ne laissant sur le théâtre que quelques chefs, qui y restent pour faire la distribution des présents.
Vers la fin de cette distribution on pave le fond de la fosse, et on la borde de grandes robes de six castors chacune : on met dans le milieu quelques chaudières et quelques autres meubles à l’usage des morts, et on y descend les corps entiers, dont chacun emporte avec soi une, deux ou même trois robes de castor. C’est alors une étrange confusion, tout le monde se jetant à corps perdu dans la fosse pour en retirer quelques poignées de sable, qui, dans leur persuasion, doit leur être d’une grande utilité pour les rendre heureux au jeu.
L’année où le père de Brébeuf fut témoin de la cérémonie, on s’était arrangé pour passer la nuit sur la place où l’on alluma de grands feux, et où l’on fit festin. Peut-être eût-on attendu jusqu’au lendemain bien avant dans le jour pour terminer la fête; mais un de ces paquets d’ossements s’étant détaché de lui-même, et ayant roulé dans la fosse, ce bruit, qui surprit tout le monde, mit partout l’alarme; on courut de toutes parts avec un tumulte épouvantable sur le théâtre, d’où l’on vida dans un moment tous ces paquets dans la fosse, réservant néanmoins les robes de fourrure dont ils étaient couverts.
Ce bruit ayant cessé pour quelque temps, ils se mirent à chanter; mais d’un air si triste et si lamentable que le père, qui voyait tout, à la faveur des feux dont la place était pleine, se représenta vivement l’horrible tristesse et l’image du désespoir, où les âmes de ces infidèles étaient plongées dans les enfers.
Quelques jeunes gens avec des perches arrangeaient les os dans la fosse, qui en fut pleine à deux pieds près. Ils renversèrent par-dessus les robes de castor, qui la débordaient, et couvrirent le reste de nattes et d’écorces, qui on combla de bois, de pierres, et de terre qu’on y jeta sans ordre. Quelques femmes y apportèrent des plats de sagamité de leur blé d’Inde. Le lendemain et les jours suivants, plusieurs cabanes du village en fournirent de grandes corbeilles, qui furent répandues sur la fosse comme une dernière marque de tendresse envers les morts, à qui on en faisait le sacrifice.
De douze cents présents, dont on avait fait la montre à cette fête, sans parler des largesses que se firent les particuliers, et des prix qui avaient été proposés pour les différents exercices, quarante robes furent employées à parer la fosse, plusieurs restèrent ensevelies avec les corps entiers; on en donna vingt au maître du festin pour remercier les nations étrangères qui avaient été invitées au spectacle. Les morts en distribuèrent quantité par les mais des chefs et de leurs amis vivants. Une partie ne servit que de parade, et fut retirée par ceux qui les avaient exposées. Les Anciens, qui en avaient l’administration, en mirent à quartier sous main un assez bon nombre, et le reste, après que la fosse eut été comblée, fut coupé en pièces, et jeté en lambeaux par-dessus le théâtre, au peuple, qui se les disputait, de manière qu’il fallait encore les partager entre autant de personnes qu’il y en avait à les prétendre; ce qui est sans doute l’effet de quelque superstition, car ces lambeaux ne peuvent leur servir à aucun usage.
Ainsi finit cette lugubre fête, qui sert à unir davantage ces peuples, à resserrer plus étroitement les liens qui les attachent les uns aux autres, et qui dans des barbares est un moment bien humiliant, si nous comparons leur piété envers leurs parents et leurs concitoyens défunts, avec l’indifférence que nous avons pour les nôtres, lesquels sont ordinairement aussitôt oubliés qu’inhumés.
Quoi qu’en puissent prétendre les impies, qui veulent que tout périsse avec le corps, ils peuvent s’instruire de la vérité par la pratique de ces peuples grossiers; car, nonobstant ce qu’ils peuvent dire, cette institution, maintenue depuis leur origine, est manifestement un ouvrage de la religion, et un témoignage de la foi ancienne.
Et bien qu’aujourd’hui les sentiments de religion soient fort abrutis par le dérèglement de leurs mœurs, et peut-être encore plus par l’impiété de ceux des Européens qui les fréquentent; quoique même ce dernier usage ci commence à s’abolir presque partout où les Européens ont été; parce qu’ils leur ont fait comprendre l’inutilité de ces profusions d’une part, et le dommage qu’elles leur causaient de l’autre; qu’en quelques endroits même il soit entièrement éteint; ce qu’ils faisaient autrefois est une preuve convaincante de l’opinion générale que les âmes survivaient à la pourriture du tombeau. Il est aussi très vraisemblable qu’ils ne prenaient tant de soin de ces cadavres secs et pourris, ou nageant dans le pus et dans la corruption, qu’en conséquence de la tradition que leurs ancêtres avaient reçue de nos premiers pères, que ces cadavres devaient reprendre un jour une nouvelle vie, laquelle durera autant que l’éternité.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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