Festin pour les morts chez les Amérindiens
Les regrets que cause la présence du mort dans sa cabane y font oublier le soin d’y préparer à manger. Il n’y a guère que les enfants qui font rôtir quelques grains de blé d’Inde, pour apaiser la grosse faim qu’ils ne sont pas en état de soutenir comme les personnes formées, et à qui il coûte peu de passer plusieurs jours de suite sans manger.
Mais le jour de l’enterrement, le chef fait faire le cri dans le village dès le matin, afin que dans chaque cabane on fasse chaudière pour le défunt. C’est un vrai festin funéraire, pratiqué par les Anciens (Ironius Marcellus, De compendiosa doctrina au filium, édition Paris, 1872, p. 48), s.v. Silecernium dans lequel Varron est cité), et connu sous le nom de silicernium, parce que ceux qui le préparaient y gardaient le silence et n’y touchaient pas. Les Sauvages ne prennent et ne réservent rien de la chaudière qu’ils ont dressée. Ils la distribuent tout entière en divers plats qu’ils envoient dans des cabanes différentes, d’où on a le soin de leur répondre par le même devoir de civilité. C’est ainsi qu’ils se consolent mutuellement dans le deuil commun. On peut appeler cela une fête; car pour une chaudière qu’ils ont préparée, il leur vient de divers endroits une abondance de mets dont ils peuvent se régaler. Cette mode est encore en vigueur en plusieurs pays, où l’enterrement est suivi d’un repas magnifique pour les conviés, dans lequel on achève de pleurer les morts, en mangeant bien et en buvant de même.
Le premier ou le troisième jour après le trépas sont destinés pour la sépulture, à moins que des considérations particulières n’obligent à différer plus longtemps, comme il arrive quand le mort est d’un rang à exiger que les chefs des villages éloignés se rendent à ses obsèques, ce qui ne se peut faire dans un espace aussi court que celui de trois jours. Alors on diffère la cérémonie au septième, ou même au neuvième jour. Ces jours étaient consacrés dans le paganisme pour ce triste devoir, et l’Église même a encore retenu quelque chose de cet usage.
Tout étant prêt pour les obsèques, on fait le cris dans le village, et de toutes parts on se rend à la cabane du mort, où les nénies recommencent encore comme ci-devant; après quoi les pollincteurs placent le cadavre sur une espèce de brancard, semblable à nos bières ouvertes, le portent à quatre sur leurs épaules jusqu’au lieu de la sépulture, où tout le monde l’accompagne dans un profond silence.
Quelques-uns se sont persuadés que les Anciens ne faisaient point sortir leurs morts par la porte du logis, parce que la porte avait quelque chose de sacré, et qu’elle eût été profanée par son passage, de la même manière que ceux qui touchaient un cadavre devenaient immondes, et avaient besoin d’être purifiés. Cela n’est pas cependant exactement vrai dans tous les cas.
Les Anciens exposaient leurs morts à la porte de leurs maisons, comme on fait encore aujourd’hui à Paris, et en quelques autres endroits. Ils ne les mettaient ainsi à la porte, que parce que, selon toutes les apparences, on devait les faire sortir par là. Perse (Satires, III, 105) nous fournit une preuve de ceci dans l’exemple d’un libertin qui se tue par ses débauches, et qu’il nous représente les pieds étendus dans sa bière vers la porte de sa maison. « Il tend vers la porte ses talons raidis. »
Il y avait néanmoins des occasions que la superstition avait marquées où cette coutume s’observait.
Le père Le Comte (Louis Le Comte, s.J. Nouveaux Mémoires sur l’État de la Chine, II, p. 187. 2 volume, Paris 1696) nous rapporte un usage semblable des Chinois; et il dit que la reine mère de l’empereur, à présent régnant, étant morte, les bonzes représentèrent à ce prince que selon l’ancienne coutume il fallait abattre une partie des murailles de son palais pour y faire passer le corps, parce que la famille royale serait exposée à beaucoup de malheurs s’il passait par les portes ordinaires. Ce prince, qui ne donne point dans ces sortes de superstitions, s’y opposa, et se moqua de la folie de leurs vaines observations.
Le père Le Jeune (Paul Le Jeune, S.J., Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France, en l’année 1634, ch. 4, R.G. Thwaites, Relations des jésuites, vol. 6, Cleveland, 1897, p. 208) en fait une loi générale pour les Sauvages. Voici comment il parle : « Mon hôte et le vieillard dont j’ai souvent fait mention m’ont confirmé ce que j’ai déjà écrit une autre fois, que le corps mort du défunt ne sort point par la porte ordinaire de la cabane. Ainsi on lève l’écorce de l’endroit où l’homme est mort, pour faire passer son cadavre. » Le père Le Jeune doit avoir mal compris, en nous donnant pour une règle générale ce qui ne peut être entendu que de quelques cas particuliers.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).