État des esprits au Canada entre 1776 et 1791
Troupes et corvées
Le plus clair résultat de l’échauffourée politico-militaire américaine sur le territoire montréalais fut de jeter dans le désarroi la conscience collective de la population et de faire lever, un peu dans tous les milieux, des causes de mésentente, des ferments de discorde. Pour consolider son pouvoir dans le district, le gouvernement crut opportun de recourir à certaines mesures d’ordre militaire, dont le choc en retour devait provoquer le malaise et amener des complications.
Comme au premier temps de la conquête, les soldats du régiment de Brunswick furent cantonnés dans les paroisses, autour de Montréal, et généralement logés chez les particuliers. Terrebonne, Lachenaie, Sainte-Rose, L’Assomption, Repentigny reçurent des bataillons entiers, pour tenir la population en respect. (Archives canad.: Série B. Lettres d’officiers de la légion allemande, vol. 151).
Comme on avait cette fois des anglophiles à ménager et des tièdes à punir, Carleton ordonna de ne point loger de troupes chez les Canadiens qui avaient servi en 1775, ni d’exiger d’eux aucunes sortes de corvées. Ces fardeaux, dit-il, doivent retomber sur ceux qui ont éludé le service. Le gouverneur ne mentionne pas la conduite à tenir au sujet des Anglais de Montréal et des environs, qui avaient également éludé le service pour se faire les agents des rebelles américains.
À Montréal même, il semble que seules des troupes anglaises étaient en service de garnison, dont les commandants successifs furent le brigadier Maclean, le major Carleton, le brigadier Powell et le brigadier allemand De Speth.
Il n’est pas douteux que cette occupation militaire de la ville et des campagnes ait empêché les idées d’indépen dance de se répandre et de se généraliser. La présence des mercenaires étrangers et des soldats anglais, mêlés à la population sur tous les points, ne permit pas aux éléments américanisants dispersés de se souder au mouvement général de rébellion des États voisins. Dans la pensée des autorités, le résultat voulu justifiait sans doute le moyen employé, faisant leur une fois de plus l’antique maxime des Latins: Oderint me, dum metuant (« Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent. »)
Aux graves ennuis de loger les soldats s’ajoutèrent les tracas des corvées. Des corvées, il y en eut de tous temps au Canada. Les Français comme les Anglais ont eu recours à la conscription du travail pour les entreprises publiques et les travaux d’ordre militaire. On les a remplacées de nos jours par les taxes spéciales qui ne sont pas moins onéreuses.
Au temps de la guerre anglo-américaine, les Canadiens furent souvent appelés à fournir des « journées de travail » en dehors de chez eux, jusqu’aux territoires rebelles.
C’était généralement pour des travaux, nécessités par le stationnement des régiments britanniques dans les postes sud-ouest, que l’on requérait l’aide des « habitants ».
On les choisissait de préférence parmi ceux qui avaient la réputation d’avoir mauvaise tête; et les capitaines de milice, chargés de ces levées d’hommes de peine, avaient instruction de ménager les amis déclarés du pouvoir.
On abusa parfois de ce premier mode de contribution aux guerres de l’empire. Ainsi, en 1777, le général Burgoyne, qui se vantait d’écraser bientôt la rébellion dans les provinces de l’Est, demanda une corvée de mille hommes de tous métiers et une grande quantité de chevaux de somme, que devaient fournir les habitants. Et ce n’est pas là un fait isolé.
À Montréal et dans-le district rural, le colonel St-Georges-Dupré était chargé du service des corvées. Il éprouva souvent de grandes difficultés à exécuter sur ce point les ordres impératifs du gouvernement. Les corvées étaient une charge pour les citoyens, qu’elles détournaient de leurs occupations habituelles, et les éloignaient de leurs foyers. Conscription du travail, conscription militaire ne peuvent être bien vues du public, qui en profite pourtant en en faisant tous les frais.
On est généralement sous l’impression que toutes les corvées, imposées aux Canadiens, n’étaient pas rétribuées. Il est certain cependant que les fournitures, exigées des habitants, étaient payées à leur valeur courante.
Quant aux corvées demandées à Montréal et dans la campagne autour de la ville, il est souvent fait mention, dans les pièces d’archives que nous avons vues, du tarif des salaires des gens de métier, des sommes globales affectées à cette fin; on déplore même les exigences des ouvriers maçons « qui ont l’imprudence de demander une piastre par jour, quand les soldats se contentent d’un chelin pour la même besogne ». Mais nous ne connaissons pas de pièce officielle ou autre document de l’époque où il soit question de corvées non payées. Occupation militaire et conscription du travail durèrent jusqu’à la fin de la guerre de l’Indépendance américaine en 1783.
État des esprits
Tout cela n’était pas de nature à rendre la domination anglaise sympathique aux Français du Canada. Par ailleurs, la tentative des anciennes colonies de forcer par les armes la province de Québec à se joindre à elles dans leur soulèvement contre l’Angleterre avait déjà jeté la population dans le malaise et rendu le gouvernement soupçonneux; la passivité pourtant légitime des Canadiens dans la campagne de 1775-76 avait achevé de les rendre suspects aux autorités britanniques.
De cette situation embrouillée, il sortit des jours d’inquiétudes, de malentendus, de méfiances réciproques, toutes choses que les chefs de la révolution du sud voulaient réellement beaucoup plus qu’ils ne souhaitaient sincèrement notre indépendance.
Au moment où le général Haldimand succédait à Carleton (1778), un certain nombre des nôtres étaient notoirement antipathiques au régime dont les Américains ne voulaient plus. Plusieurs préparaient même les voies à un soulèvement populaire. Déjà Carleton, on l’a vu, n’avait pas une confiance illimitée dans la loyauté des nouveaux sujets et son successeur, de caractère soupçonneux, était tout disposé à voir en eux des rebelles déguisés. Il était même convaincu que le Pape avait publié une bulle qui relevait les Canadiens de leur serment d’allégeance.
Dans ces conditions, on s’explique que, pour conserver à la couronne une colonie assurément moins lancée dans la rébellion, que celles qu’il venait de quitter, Haldimand ait cru de bonne politique de priver de leur liberté les intrigants et les meneurs. (De 1764 à 1774, il occupa plusieurs postes militaires dans les États du sud. Quand éclata la guerre civile, il était commandant en chef des armées d’Amérique).
Il en fit emprisonner plusieurs sur de simples soupçons, ou à la suite de délations équivoques. Il est certain que cette conduite était entachée d’arbitraire. C’est ainsi que le comprirent les juges de paix à Montréal qui refusèrent de se charger des prisonniers politiques, arrêtés sur mandat du gouverneur. ((Archines judiciaires de Montréal: Procès-verbaux de la Cour des Commissaires de la paix, 1764 à 1784, p. 176. — Extrait d’une lettre des juges de paix au général Powell: “ There has been complaint on the mode of apprehending civil prisoners, and in future complaint should be lodged before a magistrate and a warrant directed to the officer of Militia. ” — En 1782, le shérif Gray recevait l’ordre de n’ad mettre dans les prisons aucun prisonnier civil (rebelle) sans l’ordre exprès des officiers militaire.)
Il en expédia quelques-uns en Angleterre; mais Londres lui fit savoir qu’il ne devait envoyer aucun suspect sans preuves certaines de culpabilité.
S’inspirant des mémoires du temps, exagérés ou faux, historiens et chroniqueurs ont écrit des pages enflammées d’indignation contre ce Suisse français, qui remplît les prisons et les couvents religieux, désaffectés, de malheureux suspects politiques. Les faits étant aujourd’hui mieux connus, l’histoire impartiale doit reviser ses premiers jugements. Une juste appréciation du caractère et des brigues des factieux de cette époque agitée oblige à reconnaître que la prison préventive était une mesure d’ordre public, justement motivée par les circonstances.
Laissés à eux-mêmes, peu de Canadiens sans doute auraient donné dans le mouvement libertaire des Américains. Mais ces derniers avaient laissé de leur passage à Montréal des idées d’émancipation politique, que leurs agents secrets continuèrent de répandre dans la population sans défiance. Les Anglais eux-mêmes avaient donné de funestes exemples d’insoumission à la couronne britannique. Malgré l’action préventive très influente du clergé et des notables montréalais, un certain nombre des nôtres furent facilement gagnés à la cause de l’indépendance, grâce aux menées séditieuses d’agitateurs étrangers.
À la suite des Mesplet, des Joutard, des Du Calvet, des Roubaud, des Hazen, des Cazeau, tous au service plus ou moins avoué des agents secrets du Congrès des États, de braves gens ne réussirent en tout cela qu’à perdre pour quelque temps leur liberté, à compromettre l’avenir de leurs familles, à jeter dans l’inquiétude politique et le désarroi économique grand nombre de leurs concitoyens.
