Élite a-t-elle le droit de penser seule

L’Élite a-t-elle le droit de penser seule

Élite au Québec : Dans le « Quartier latin » du 25 octobre 1947, un rédacteur nous offre cette version du rôle social de l’universitaire « Choisi entre les milliers d’individus qui constituent son peuple, l’étudiant est appelé à former dans les cadres intellectuels une élite sur qui reposent les destinées et bien souvent l’avenir de la nation toute entière ».

Parmi les occasions de formation, il place avec raison la vie militaire :

« La vie militaire, exclusivement pratiquée par un corps universitaire, où l’on ne rencontre pas les facteurs hétérogènes de l’armée courante, s’avère un merveilleux élément de formation pour qui sait en profiter ».

En d’autres termes, les étudiants, intellectuels de profession, sont appelés à diriger les destinées du peuple. Par ailleurs, leur formation doit s’accomplir en vase clos ; s’ils veulent se bien préparer à leur rôle futur, ils doivent entrer dans des cadres où ils rencontreront exclusivement d’autres intellectuels, où ils n’auront pas à frotter leur précieuse nature contre celle des autres « facteurs hétérogènes » qui forment, avec eux, le peuple qu’ils prétendent diriger.

Inutile de dire que nous ne sommes pas tout à fait d’accord. Nous ne pourrions approuver l’homme qui se prévaut de son baptême pour réclamer une considération à laquelle n’aurait pas droit celui qui n’a pas bénéficié des mêmes grâces, le « pur », qui se choisit lui-même et s’extasie par avance devant la noblesse de son rôle; le tenant du mythe de l’élite par héritage ou prédestination pour moins grave, sans doute, ne nous semble pas plus savoureux.

Il y a des optimismes qui sont des folies. Tel celui du progrès nécessaire. C’est celui qui a présidé à l’intellectualisme libéral. Que chacun soit libre de rechercher ses intérêts, disaient les philosophes du siècle dernier, l’intérêt de la communauté, c’est la somme des intérêts individuel. ». Dans le même sac, mettons l’utopie machiniste, qui a tout de même le mérite d’une plus grande générosité : « La science résoudra tous nos problèmes. C’est la machine, application de la science, qui rendra les hommes heureux, en les libérant du travail manuel ». Que les deux optimisâtes se trouvent dans un même homme, et nous obtiendrons un type de l’homme d’élite contemporain. On me dira que certains possèdent en plus des principes religieux; mais cela n’a rien à voir à l’affaire…
Certains industriels cultivés croient dur comme fer à l’économie libérale. Pour eux, rien de plus beau que le modern business, que la civilisation machiniste. Ne sont-ils pas eux-mêmes des « libérés » ?

Ne possèdent-ils pas chez eux une immense bibliothèque dont ils se délectent durant leurs heures de loisirs ?

Ils sont par ailleurs démocrates. Us ne s’opposent en rien à ce que l’homme du peuple se libère à sou tour, par les mêmes moyens, en jouant des coudes… Et il se trouve des homines du peuple pour les en croire, pour prendre leur succession. Mais il est évident que tous n’en auront pas la chance. Il y aura toujours quelques milliers d’ouvriers pour un chef d’entreprise.

Les gouvernants sont parfois aussi peu réalistes. On se préoccupe, cela va de soi, de la santé publique. A cet effet, on met sur pied des organismes modèles, qui sont placés entre les mains de médecins compétents. Ces derniers ont tôt fait de dresser dis régimes d’alimentation également modèles. Je me rappelle ce que me disait, un jour une garde-malade visiteuse : « Dans le régime, il y a du lait. On insiste sur le fait qu’un enfant doit boire au moins une pinte de lait par jour. Mais, précisément, les gens qui doivent avoir recours aux médecins de l’État le font parce qu’ils n’ont pas d’argent : ils ne sont donc pas en mesure de payer tout le lait qu’il faut. On préconise aussi l’isolement des tuberculeux. Il faudrait, les mettre dans une chambre spéciale. La plupart de ces pauvres gens vivent entassés les uns sur les autres ».

Et puis, il arrive des choses inouïes. Le peuple, l’ouvrier n’est, pas content, à ce qu’il paraît. Le voilà qui ose avoir des griefs, qui s’organise en union. Il refuse de s’élever dans les rangs. Il n’a pas la patience d’attendre que le système le « libère » à son tour. Au contraire, il semble croire qu’il est condamné à l’esclavage perpétuel. « La conscience professionnelle se perd », geint le chef d’industrie. Et le fait est que l’ouvrier manque de cœur à l’ouvrage. Il travaille le moins possible, pour le plus d’argent possible. On dirait qu’il en veut au patron. Comment cela finira-t-il ?

Ne serait-ce pas là le début de ce qu’on appelle « la lutte des classes » ? Allons faire un tour en Russie : nous y verrons exactement comment cela a fini. Nous verrons ce qu’y sont devenues les anciennes classes dirigeantes, le cas qu’on y fait du penseur, de l’intellectuel. Déjà, vers la fin du siècle dernier, les intellectuels russes ont senti gronder à côté d’eux l’impatience d’un peuple réduit à la servitude. Qu’est devenue l’intelligentsia dans la tourmente qui montait ?

Elle a d’abord pris peur. Elle a réalisé le peu de consistance de ses théories. Qu’avait donc le peuple ?

On dirigeait pourtant ses destinées tout à fait à son avantage. L’élite, depuis longtemps, parlait de la libération des serfs. L’idée allait son chemin, petit à petit. Mais le peuple n’était pas content.

Alors on a assisté à un phénomène étrange. On a vu l’élite intellectuelle perdre confiance en elle-même. Fascinée par la force des courants qui traversaient le peuple, elle s’est dégonflée tout d’un coup. Contaminée elle-même par l’illusion que se bâtissait le peuple d’être une espèce de Messie, elle se heurtait à un populisme naïf, à une mystique du peuple.

L’intellectuel est peu à peu devenu un déclassé : pour avoir trop longtemps vécu en dehors du peuple, il s’est vu refuser le privilège même de se cacher dans les rangs du commun.

L’avènement de la révolution, l’arrivée au pouvoir du Parti communiste a confirmé cette décadence. Le Parti, représentant du peuple, ne s’est pas gêné pour dicter ses volontés à une troupe de scribes qui avaient perdu toute dignité. On est devenu penseur à la solde du Parti, ni plus ni moins. On s’est v u « comment peut nous fournir quelque lumière : « X… s’y connaît dans la fabrication d’un article. Qu’-il s’occupe de celte fabrication de qu’il nous laisse, nous les intellectuels, le rôle de penser, sérieusement, en ordre; c’est noire affaire et non la sienne ».

« Cette phrase était prononcée devant moi au cours d’une réunion d’étude, par un intellectuel dont j’avais lu les articles avec intérêt, jusqu’à cette date.

« Inutile de dire quelle souffrance cette phrase provoque, non pour la vexation que l’on peut subir, mais parce qu’il est déconcertant de constater que les hommes en sont encore à une pareille conception.

« Ainsi ces mêmes intellectuels écrivent à longueur de colonnes un système bâti sur la lutte des classes et ils posent pratiquement les conditions nécessaires pour qu’elle se prolonge sous une autre forme.

« Malheureusement, nous autres manuels, nous nous apercevons que chaque fois que nous avons voulu suivre des maîtres à penser, nous nous sommes éloignés des réalisations. Il leur manquait de tenir compte de l’expérience de vie que nous apportons. Et nous avons eu l’impression d’être roulés.

« Alors, sachant parfaitement que nous aurions été plus riches si nous avions plus reçu, conscients de ne pas posséder les « maîtres mots », nous nous essayons à construire en partant des réalités que nous connaissons, parce qu’il faut construire. « Notre formation, notre pauvre formation, nous ne l’avons ni reçue ni achetée, nous l’avons conquise, jour après jour par l’expérience rude de la vie, par l’action. Dans ce combat souvent brutal, nous avons découvert des disciplines de pensée, qui, pour être différentes des autres, n’en conservent pas moins à nos yeux une valeur réelle.

« Il faut le dire, de plus en plus, nous rencontrons des intellectuels qui comprennent, que nous pouvons apporter quelque chose à l’avancement de la pensée. Ensemble nous sentons fort bien que nous nous enrichissons mutuellement.

« C’est dans cet esprit que les intellectuels pourront servir la cause humaine. Autrement, coupés du peuple, coupés de leur époque, leur effort risquerait de demeurer stérile. « Le temps vient où la pensée humaine sera plus complète parce que les hommes de pensée seront des agissants, les hommes d’action seront des pensants. Les premiers, partant de la connaissance des richesses accumulées dans le patrimoine commun, rechercheront le complément dans la découverte continuelle des réalités de la vie. Les seconds, ayant acquis une méthode par la vie, le contact, l’expérience, ne manqueront pas une occasion de s’enrichir aux sources auxquelles auront puisé les premiers.

« Les expressions, les mots, les formules seront différentes certes, mais il faut sûrement leur garder leur caractère original.

« Ces mots, ces formules, ce sont les outils avec lesquels on sculpte la pensée. Le devoir d’un bon ouvrier est, certes, d’avoir les meilleurs outils, mais il y a danger. Je me rappelle avoir eu le défaut d’aimer, de trop aimer, les beaux outils de mon métier. Je dis défaut, parce que poussé trop loin cet amour peut faire oublier que les outils sont là pour l’accomplissement de l’œuvre et non pour eux-mêmes. « Il y a une belle œuvre à accomplir en commun. Manuels et intellectuels, rejetons les complexes d’infériorité et de supériorité que nous possédons. Et pensons ensemble.

« Est-ce trop demander ? » C’est là un langage juste et raisonnable. En suivant ce programme, en s’attachant même à le dépasser, les intellectuels feraient peut-être de notre pays l’unique coin de la terre à ne pas connaître la grande lutte des classes. Ils réussiraient peut-être à se sauver, mieux, à sauver les autres, en sauvegardant l’Esprit.

Les dirigeants et les dirigés éviteraient peut-être les catastrophes qui ont visité les autres pays il ne doit, pas y avoir d’une part les intellectuels, philosophes à vide, qui bâtissent de beaux systèmes « intellectuels » pour les présenter ensuite à la masse; d’autre part, cette masse, qui doit attendre des intellectuels la lumière, toute la lumière. Ce que doit être notre peuple, c’est une communauté formée d’être humains, intellectuels ou manœuvres de profession, qui se rencontrent sur une base humaine, se comprennent, élaborent ensemble une philosophie de vie. Les intellectuels y gagneraient en souplesse. Les manœuvres y gagneraient un esprit de synthèse qui leur manque souvent. Les temples de culture s’édifieraient peut-être moins vite, mais du moins n’en construirait-on pas les murs avant d’avoir éprouvé les fondements.

Il faudrait que les philosophes manœuvrassent et que les manœuvrent philosophassent.

Reginald BOISVERT.

Pour en apprendre plus :

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L’Homme, sculpture d’Alexandre Calder, Montréal. Photo : Histoire-du-Québec.ca.

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