La mutation de l’économie française au 19e siècle : un dynamisme prudent
L’économie française au XIXe siècle connaît de 1789 à 1914 des transformations comparables à celles des autres grands pays industrialisés, tout en restant plus qu’ailleurs prisonnière de son passé.
La France capitaliste
Au total, l’économie française connaît, des années révolutionnaires à 1914, une mutation profonde qui est à bien des égards comparable à celle de la Grande-Bretagne, fer de lance du capitalisme industriel en développement : essor des nouvelles techniques industrielles gagnant progressivement l’ensemble de l’appareil productif; généralisation des rapports de production capitalistes au détriment de l’artisanat traditionnel; déplacement significatif de la population vers les villes et les bassins industriels (Nord-Pas-de-Calais, Lorraine, Massif Central, région parisienne); formation d’un système bancaire modifiant la structure de la masse monétaire, collectant l’épargne nationale, mais l’orientant souvent ver l’étranger; esprit d’initiative d’hommes d’affaires dynamiques, comme les frères Péreire ou Gustave Eiffel; rôle important des échanges internationaux exerçant un effet entraînant (ou au contraire dépressif) sur l’économie nationale en fonction de la conjoncture mondiale; formation d’un Empire colonial.
De plus, la France connaît une « révolution » dans le secteur de la distribution avec la création des grands magasins : à Paris, le Bon Marché est fondé en 1852, le Louvre en 1855, le Printemps en 1865, la Samaritaine, en 1869. Cela n’est pas seulement une manifestation de la concentration des capitaux dans le secteur commercial; c’est aussi le résultat de la diversification des biens de consommation, un moyen d’attirer la clientèle et de faire connaître les nouveaux produits.
Par ailleurs, la France traverse, comme les autres pays, une série de crises, à dominante agricole ou industrielle, d’inégale ampleur et durée, qui rythment l’évolution cyclique de l’activité. Ces crises ne touchent pas nécessairement tous les pays au même moment, en raison principalement des décalages dans le développement et des spécificités structurelles de chacun d’eux.
En France, où des difficultés importantes apparaissent de 1830 à 1834, la crise est profonde comme ailleurs de 1847 et à 1850, puis en 1857, 1866-67, 1871, puis à partir de 1873 et jusqu’en 1896. Elle est toutefois, comme l’Angleterre touchée plus tardivement par la dépression mondiale et ce dernier quart de siècle: les difficultés y sont surtout marquées en 1877-78 et 1890-92. La France va de plus souffrir du phylloxera (à partir de 1867), qui détruit en plusieurs décennies environ 1 million d’hectares de vigne (soit 40% du vignoble national). Puis, au début du XXe siècle, dans le contexte d’ensemble d’une reprise vigoureuse de l’activité mondiale, des crises sporadiques réapparaissent (en 1904, 1907 et 1908, 1913), en France comme aux États-Unis, en Angleterre ou en Allemagne.
La France rurale
Au-delà de ces traits communs avec les autres pays, la France se caractérise aussi par des traits spécifiques: l’intégration des nouvelles techniques et la croissance du produit physique y sont plus lentes qu’ailleurs, ce qui a pu faire dire que la France n’a pas connu de véritable « révolution industrielle », si on compare son évolution aux bouleversements rapides de L’Angleterre au début du XIXe siècle, ou des États-Unis, de l’Allemagne ou du Japon après 1870.
Cela tient sans doute principalement au fait que la France est demeurée longtemps un pays à dominante agricole, à tel point que J. Marczewski situe vers 1885 le moment où la production industrielle y dépasse celle de l’agriculture, alors que cela s’était produit vers 1820 en Grande-Bretagne.
De plus, l’agriculture française est restée en grande partie une agriculture de subsistance (où domine la petite ou moyenne propriété foncière), maintenue en vie par les protections douanières (sauf de 1860 à 1880). Si cela n’empêche pas tout mouvement de population, l’offre de main d’œuvre à destination de l’industrie est insuffisante pour provoquer une chute brutale des coûts salariaux, d’autant plus que les prix des denrées alimentaires restent relativement élevés; cela n’augmente pourtant pas substantiellement le revenu des agriculteurs, puisque ces prix ne font que refléter la médiocre productivité agricole. Cela ne permet pas non plus de créer dans ce secteur des débouchés nouveaux pour les produits industriels, et si d’aventure le revenu paysan augmente, une part est thésaurisée ou utilisée à acheter des bons d’État, nationaux ou étrangers.
Ainsi, l’industrialisation est freinée, les entrepreneurs étant peu incités à développer l’emploi, et n’ayant pas non plus les moyens financiers pour investir massivement dans des techniques économisant du travail (la substitution du capital fixe au travail ne sera d’ailleurs possible techniquement que bien tardivement).
Vers un nouveau dynamisme
Handicapée face à la concurrence étrangère, d’abord anglaise, puis américaine et allemande, l’économie française connaît donc des transformations moins brutales. Cependant à la veille de la Première guerre mondiale, son niveau de développement est tout à fait comparable à celui des autres grands pays industrialisés.
Certains branches fabriquant des produits nouveaux connaissent même au début du siècle un essor remarquable: c’est le cas de l’automobile, domaine où la France joue un rôle de pionnier, de l’industrie de l’aluminium et de l’acier, des mines de fer, des textiles synthétiques, de la chimie industrielle, des industries d’armement, du cinéma, et à un degré moindre de l’aviation qui débute.
L’électrification qui révolutionne la vie quotidienne au XXe siècle, débute véritablement en France en 1898, avec la création de la Compagnie Générale d’Électricité (C.G.E.). Elle produit en effet le matériel permettant la production et la distribution du courant électrique et participe à la fondation de multiples compagnies régionales installant et exploitant le nouveau réseau électrique. La C.G.E. Compte environ 2000 abonnés en 1900 (et 1 200 000 en 1938).
L’utilisation du courant électrique permet le développement du métropolitain: le chemin de fer souterrain à vapeur, créé à Londres en 1863, est électrifié en 1890, et à Paris la première ligne de métro Porte de Vincennes – Porte Maillot est mise en chantier en 1898 par Bienvenüe, et est inaugurée en 1900.
Mais ces entreprises ne représentent qu’une part réduite de la production nationale et les grands secteurs traditionnels stagnent (textile, habillement, industries alimentaires, transformation des métaux, matériaux de construction).
Ces dernières années ne sont peut-être que le reflet de la société française d’avant 1914: il y existe des forces dynamiques orientant la France vers le développement industriel, mais elles ne sont que trop parcellaires pour provoquer des mutations brutales au sein d’une société encore largement conservatrice sur le plan économique, social, comme sur celui des comportements et des mentalités.
Le travail salarié en France au 19 siècle
La croissance économique au XIXe siècle s’est accompagnée d’une élévation du niveau de vie des salariés mais à travers des disparités souvent dramatiques.
Salaires nominaux et salaires réels
D’une façon générale, les salaires nominaux dans l’industrie ont augmenté presque sans discontinuer en France des années 1820 à la veille de la Première Guerre mondiale. La progression d’ensemble de 1821 à 1906 – 1907, est du même ordre de grandeur qu’en Grande-Bretagne : ils sont multipliés par 2,6 dans ce dernier pays, et de près de 2,3 en France.
Cette augmentation séculaire se traduit en France par une élévation parallèle du pouvoir d’achat en longue période, puisque les prix industriels ont diminué d’environ 50% de 1820 au début du XXe siècle, et que les prix agricoles n’ont augmenté que d’environ 25% durant la même période.
En définitive, le XIXe siècle est bien celui de l’élévation du niveau de vie moyen, attesté par la croissance du produit national par habitant – plus de 1% par an en moyenne entre 1840 et 1910, soit un doublement en 70 ans) et par la diversification de la consommation ouvrière.
Cela ne doit cependant faire oublier ni la misère du début du siècle (stagnation des salaires et très dures conditions de travail), ni la grande diversité des situations individuelles, ni les difficultés dues aux crises et aux modifications des conditions de vie (déracinement, insalubrité de l’habitat urbain).
La limitation de la durée du travail
En 1840, la durée quotidienne du travail, y compris celle des enfants, est, en France, d’environ 15 heures.
L’année suivante, la durée maximale du travail des enfants est fixée à 8 heures pour ceux de moins de 12 ans, et à 12 heures pour ceux de 12 à 16 ans. En 1848, cette dernière disposition est étendue à tous les travailleurs.
Il faudra attendre 1892 pour que le travail des enfants entre 12 et 16 ans soit limité à 10 heures et celui des femmes de 16 à 18 ans, à 11 heures.
Puis le repas dominical est imposé en 1906, et la journée de 8 heures est généralisée dans les mines durant les années 1910.
La diversité des situations
Cette vue d’ensemble de l’évolution des salaires au XIXe siècle mérite en effet d’être nuancée pour les raisons suivantes :
Le niveau des salaires et leurs variations sont très différents entre les régions, les industries, les corps de métier, les villes et les campagnes, les hommes et les femmes, ce qui réduit la pertinence du concept de salaire moyen; si cette dispersion tend à se réduire au fil des décennies, elle est encore forte au début du XXe siècle.
Les rémunérations salariales nominales sont très sensibles aux fluctuations de l’activité : quand la production se ralentit, la précarité des contrats salariaux permet le licenciement massif et la baisse des salaires.
Les montées périodiques du chômage affectent les ressources disponibles des familles quand l’un de ses membres se trouve privé – même temporairement – de revenu; de même, le fait de devoir se déplacer pour trouver du travail, et plus généralement de quitter la campagne pour la ville, se traduit par des coûts supplémentaires : logement, chauffage, produits alimentaires qui ne sont plus fournis en partie par le jardin familial. Notons en particulier que la part des produits alimentaires, qui représente jusque vers 1880 entre 55 et 65% de la consommation populaire en milieu urbain, est encore supérieure èa 45% à la veille de la guerre.
L’évolution des salaires réels – ou si l’on préfère du pouvoir d’achat des salaires – n’est pas corrélée à celle des salaires nominaux, si l’on se place en courte période : quand les salaires nominaux augmentent, lors d’une phase de croissance de la production et de l’emploi, la hausse des prix tend à dépasser celle des salaires et à réduire le pouvoir d’achat des salariés; cela constitue de plus un facteur de blocage de la croissance, puisque le marché intérieur des biens à la consommation se contracte. En revanche, dans la phase décroissante du cycle, la surproduction entraîne une baisse des prix plus rapide que celle des salaires, et permet ainsi une amélioration des rémunérations réelles.
La régulation concurrentielle
Ces traits spécifiques permettent de parler de « régulation concurrentielle » du capitalisme à l’œuvre durant le XIXe siècle. Elle rend les salaires (comme les autres prix) sensibles aux déséquilibres des marchés; mais par la baisse tendancielle des prix industriels, elle permet l’amélioration du pouvoir d’achat des salariés. Ce n’est que tout à la fin du siècle (après la reconnaissance du droit de grève en 1864), de coalition en 1884, la création de la C.G.T. En 1895…) que le développement de l’organisation ouvrière conduit à l’amorce d’une indexation des salaires sur le coût de la vie : au XXe siècle, les gains de productivité permettent des hausses de salaires plus fortes que celle des prix, alors qu’au XIXe siècle ils se traduisent presque exclusivement par des baisses de prix.
Les effets conjugués des nouvelles procédures de détermination des salaires et de la concentration industrielle sont en définitive d’altérer la régulation concurrentielle pour lui substituer progressivement une « régulation monopoliste » qui s’affirme durant l’entre-deux-guerres et surtout après la Seconde Guerre mondiale.
Croissance du produit national par tête (moyennes annuelles en pourcentage) : France 1.1, Grande-Bretagne – 1.7. Allemagne – 1.4. États-Unis 1.5.
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