Du deuil chez les Amérindiens
Le deuil, étant une marque de la tendresse réciproque qui se trouve entre les personnes unies par le sang, par l’amitié, ou d’autres liens, doit être regardé comme un devoir fondé sur la nature. Toutes les nations l’ont trouvé si raisonnable qu’elles ont été contraintes de l’établir dans leurs lois. Mais comme en cela, ainsi que dans tout le reste, il y avait souvent de l’excès ou de l’ostentation, il a fallu que les mêmes lois en marquassent les règles, et y prescrivissent des bornes.
La loi la plus essentielle, et le témoignage le plus éclatant du deuil étaient de faire couper ses cheveux; car comme on initiait à la sépulture les morts, ou les mourants, en leur coupant les cheveux consacrés aux divinités infernales, c’était aussi une espèce d’initiation et de mort mystique pour les personnes qui appartenaient de plus près au défunt, et qui ayant de justes motifs de le regretter, témoignaient qu’il ne tenait pas à elles qu’elles ne le suivissent, et qu’elles mouraient autant qu’il était en leur pouvoir.
Les Juifs n’avaient point quitté cet usage de la gentilité, malgré les défenses de la loi, expliquées au chapitre 14 du Deutéronome (XIV, 1). C’est pourquoi lorsque Dieu les fait menacer par ses prophètes d’une entière désolation, la marque la plus effrayante qu’il puisse leur donner de leur opprobre, c’est de dire qu’il étendra le cilice sur leur dos (Ezéchiel, VII, 18), et qu’il répandra la calvitie sur leur tête : comme aussi, qu’il les fera périr, qu’il ménagera tellement ses coups qu’ils ne seront point ensevelis, qu’on ne les pleurera point, et qu’il n’y aura personne qui se coupe les cheveux en signe du deuil qui devrait naturellement causer leur perte.
Le deuil chez les Sauvages a aussi ses lois consacrées par un usage de temps immémorial, qui porte le caractère de la plus vénérable antiquité. Après les premiers jours où le cadavre a été exposé dans la cabane, et qui sont sont un temps de pleurs continuels, il y a dix jours encore de grand deuil, et une année ensuite ou deux, ou le deuil est plus modéré.
Les lois du grand deuil sont très austères; car pendant ces dix jours, après s’être fait couper les cheveux, s’être barbouillé le visage de terre ou de charbon, et s’être mis dans le plus affreux négligé, ils se tiennent au fond de leur natte la face contre terre, ou tournés vers le fond de l’estrade, ayant la tête enveloppée dans leur couverture, qui est le haillon le plus sale et le plus malpropre qu’ils aient. Ils ne regardent, ni ne parlent à personne, si ce n’est par nécessité et à voix basse; ils se croient dispensés de tout devoir de civilité et de bienséance à l’égard de ceux qui viennent visiter chez eux; ils ne mangent rien que de froid; ils n’approchent point du feu, même en hiver, pour se chauffer, et ne sortent que la nuit pour leurs besoins.
Dans le petit deuil, ils se contentent de sortir rarement, de ne point assister aux festins et aux assemblées publiques, de se dispenser de quelques devoirs de la civilité ordinaire, de ne point s’orner et de ne pas même graisser leurs cheveux.
Les devoirs funéraires n’étant pas les mêmes pour toutes sortes de personnes, les lois du deuil ne sont pas égales aussi pour tout le monde. Ceux qui y sont plus étroitement obligés, ce sont l’époux et l’épouse. Dès que l’un des deux a payé le tribut à la nature, la cabane du défunt acquiert un droit sur celui qui reste, qu’elle n’avait pas du vivant de tous les deux. Car le mariage n’obligeant pas les contractants à passer dans la cabane l’un de l’autre, et chacun restant chez soi, dès que la mort a rompu leurs liens, celui qui survit, soit l’époux, soit l’épouse, est obligé de quitter la cabane, et de transporter pour quelque temps dans la cabane du défunt pour le représenter, et pour le pleurer en compagnie de ses parents. Ceux-ci sont tellement les maîtres de son deuil qu’ils peuvent l’obliger à l’observer rigoureusement selon les usages, ou bien le dispenser du tout, ou en diverses choses, comme il leur plaît.
Lorsque les époux se sont tendrement aimés, et qu’ils ont bien vécu ensemble, ils cherchent dans leur veuvage à faire leur deuil dans la rigueur, et les parents, qui ont lieu d’être contents, en ont du plaisir. Alors le deuil, allant son train, se modère peu à peu en vertu de certaines dispenses que les parents accordent, et qui sont déclarées en public dans les festins par des présents, qui témoignent leur volonté jusqu’à ce que le temps du deuil étant expiré on les déclare par une dernière parole, c’est-à-dire par un dernier présent, entièrement libres de se pourvoir ailleurs. Cela se fait en cérémonie en plein conseil, où l’on habille la veuve, et l’on tresse ses cheveux que le deuil l’obligeait de porter épars. Mais si les parents ont eu lieu de se plaindre du peu de complaisance d’un époux ou d’une épouse, dont les mauvaises manières étaient un indice qu’ils estimaient peu leur alliance, ils ne leur permettent pas de remplir le temps de leur deuil, et ils ne tardent pas à leur faire signifier par un présent, qui est le seul qu’ils doivent attendre, qu’ils les tiennent dégagés de tout ce qu’ils peuvent leur devoir en ce point, et qu’ils les laissent dans leur pleine liberté.
Avec cela néanmoins il serait honteux à un homme veuf, encore plus à une femme veuve, de se remarier avant le temps prescrit au deuil ordinaire. S’ils le faisaient l’un ou l’autre avant que les parents du mort leur en eussent donné la liberté par leur dernière parole, ils s’exposeraient eux et les époux ou épouses qu’ils prendraient, à toutes sortes d’outrage qu’on serait en droit, et qu’on ne manquerait pas leur faire.
Les femmes iroquoises qui se font couper leurs cheveux, ne se font point raser entièrement. Elles ne devraient proprement que retrancher cette tresse, qui leur pend derrière le dos, en la coupant à la naissance des épaules; mais les parents de l’époux considérant que c’est leur plus bel ornement, qu’il faudrait trop de temps pour que les cheveux revinssent à leur premier état, et que ces femmes ne pourraient sortir de leur cabane pendant ce temps-là, les font prier de la conserver.
Alors elles croient faire assez d’en faire couper une petite partie, et elles laissent pendre le reste négligemment, sans en prendre aucun soin. Les hommes font aussi couper quelque peu de leurs cheveux; et pendant cette opération, laquelle ne doit pas être douloureuse, le cérémonial veut que les uns et les autre témoignant par leur paroles qu’ils en ressentent une douleur aussi vive que si on coupait le fil de leur vie. Les femmes de la Virginie sèment leurs cheveux dans le cimetière, ou les jettent sur la tombe après les avoir fait couper. Les femmes brésiliennes et les Caraïbes font couper les leurs près de la tête, et ne finissent leur deuil que quand ils sont revenus. C’est, dit Homère (Odyssée, IV, 195-198), presque l’unique présent que puissent faire les amis à leurs amis morts que de couper leurs cheveux, de les semer autour de leur sépulcre, et de leur donner des larmes.
Le lessus (lamentation) et les éjulations (plaintes) musicales se font assez régulièrement par les femmes pendant tout le temps du deuil trois fois le jour, au lever du soleil, à son midi, et à son coucher. On les continue quelquefois plusieurs années, mais non pas avec cette régularité. Chez quelqu’une des nations iroquoises et au Brésil, c’est une occupation ordinaire des femmes toutes les fois qu’elles vont au bois et aux champs, ou qu’elles en reviennent; chemin faisant chacun fait sa partie, mais cela ne préjudicie alors en rien à leur bonne humeur; car, après avoir fini, elles sont aussi prêtes à rire que si elles n’avaient pas pensé à pleurer.
La coutume de pleurer les morts à passé chez quelques nations de l’Amérique en devoir de civilité ou bienséance à la réception des étrangers. On ne croit pas pouvoir les honorer davantage, qu’en entrant dans les sentiments de deuil et de tristesse qu’ils peuvent avoir de la perte qu’ils ont faite des personnes de leur nation, qui devaient leur être chères. Ils nomment alors tous ceux qu’ils ont connus des gens de la nation qui les visitent, et font des lamentations d’autant plus vives qu’ils les regardent comme le lien de leur union, et du droit d’hospitalité qu’ils ont les uns chez les autres.
Au Brésil ce sont les femmes qui viennent pleurer de la sorte; elles s’accroupissent sur leurs talons, en mettant leurs deux mains sur leur visage. Elles se tiennent pendant quelque temps en cette posture, pleurant en cadence, et versant les larmes. Chez les Sioux, et chez quelques peuples de leur voisinage, ce sont les hommes qui pleurent ainsi, en mettant la main sur la tête des étrangers qui les visitent pour honorer les morts de leur nation.
L’Écriture sainte nous marque que c’était un ancien usage chez les Orientaux. Il est rapporté dans la Genèse (XXIX, 11-2) que Jacob voyant Rachel pour la première fois, et ayant appris qu’elle était sa cousine, et fille de Laban, il lui donna un baiser, et se mit à pleurer en élevant sa voix. Il lui dit ensuite qu’il était était le frère de son père et le fils de Rébecca. On ne voit aucun motif dans Jacob qui puisse l’engager à pleurer. La rencontre de Rachel devait lui inspirer plutôt des sentiments de joie, que l’envie de faire des lamentations. Il est donc à croire que Jacob s’acquitte en cette occasion d’un devoir ordinaire des Orientaux de pleurer sur les personnes avec qui ils avaient quelque alliance, encore plus sur celles de qui ils tiraient leur origine les uns et les autres. Et cette manière d’élever sa voix en versant des larmes, laquelle est ici remarquée par la sainte Écriture, se rapporte assez bien à celle qu’ont les Américains de pleurer en chantant.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
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