Dégel du Saint-Laurent à Québec en 1692
Voici une petite scène de l’arrivée du printemps à Québec vers 1692. Même si les auteurs du passage cité sont nos contemporains, ils ont tenté de récréer l’époque d’une façon colorée et réaliste:
Le Saint-Laurent entrait dans les terribles douleurs du dégel. Le grand serpent froid allait s’éveiller. Il allait perdre sa peau de glace, muer vers la transmutation liquide, laissant apparaître à travers la carapace brisée des glaces, sa peau bleu sombre, foncée de vert glauque.
En trois jours et trois nuits, tout changea.
Le jour, sous le soleil brûlant, la plaine commença de suer sa blancheur marmoréenne, se léprosant de vastes zones assombries qui révélaient une fragilité inquiétante, avant de se déchirer sur la plaie noire de l’eau.
La nuit, on entendit craquer et s’entrechoquer des pans de glace énormes, banquises remuées par le va-et-vient pénible et souterrain des marées les aspirant, suivant les heures, en amont, puis les renversant en aval, dans un mouvement épuisé de lave blanche qui, dans les semaines suivantes, allait rouler ses blocs puissants les unes contre les autres, les poussant à se heurter, à s’affronter, à se chevaucher, dressées comme des monstres en amour, pour ensuite s’effondrer et repartir lentement à la dérive dans un entrelacs fluide qui les cernerait et les capturerait ainsi que les mailles d’un filet géant.
*
Semaines de dégel pendant lesquelles le fleuve et les glaces engloutiraient leur contingent de nautoniers trop hardis. Au début, nul ne voulait renoncer à passer d’une rive à l’autre comme on en avait pris l’habitude. De l’Île d’Orléans, de Lévis, de Beaupré, on partait en traîneau après avoir guetté l’étendue sournoise en criant « À Dieu vat! » et l’on se retrouvait, appelant au secours sur un radeau plus froid que la mort, tandis que les chevaux après s’être débattus dans la purée glacée disparaissaient au fond du Saint-Laurent et que le véhicule, broyé, craquait comme une vielle noix creuse et terminait sa carrière en épave flottante.
Les barques et les canots repartirent, et furent lancés dans les premiers chenaux ouverts. Leurs équipages les hissaient et les traînaient sur les étendues de glace encore solides, encore immenses, et les échos retentissaient des cris d’encouragement des équipages halant leurs chaloupes comme un attelage de chevaux se serait arc-bouté à tirer un tombereau ensablé.
– Ho ! Hisse ! Hisse ! Hardi les gars !
Carrioles à traînes ou barques à rames. On ne pouvait décider encore. Il fallait risquer.
Le colon du Canada, bourré de forces accumulées par sa longue retraite de l’hiver, bondissait sur son fleuve en hurlant de défi, car venait le temps de se colleter avec lui dans la lutte la plus sauvage, paré qu’il était des deux éléments qui composaient son visage de Janus maudit : les eaux et les glaces.
Cependant l’hiver relâchait son étreinte. La neige continuait de couvrir la terre, mais glissait des branches des arbres.
L’Île d’Orléans retrouvait son pelage de bois, son échine d’un fauve clair que jetaient sur elle ses forêts d’érables aux branches dépouillées. Mais où n’allait pas tarder de monter la sève du temps des sucres.
Anne et Serge Golon Angélique à Québec. Éditions J’ai lu, 1980.
Lire aussi :