Le commerce de détail au Québec sera de plus en plus affecté par la guerre
Le gouvernement annonce, qu’à partir d’aujourd’hui, le thé et le café sont rationnés et que la ration sur le sucre est abaissée à une demi de livre par semaine par personne. Comme il laisse entendre aussi que de nouvelles restrictions seront imposées sur le vêtement vers le 15 juin 1942, vu la rareté de la soie, de la laine et même du coton, c’est-à-dire que les activités commerciales sont appelées à se ressentir de plus en plus de la guerre, à mesure qu’elle se prolongera, et que le commerce est en train de traverser une véritable révolution.
S’il est vrai que durant les deux premières années de la présente guerre, nos commerçants ont fait de bonnes affaires, c’est à se demander si l’on pourra en dire autant pour la troisième année et la quatrième année du présent conflit, s’il se prolonge en 1943, comme tout semble l’indiquer. Personne n’ignore que les rationnements ci-dessus mentionnés, de même que le rationnement de la gazoline (essence), des pneus, etc., ainsi que la campagne actuelle poursuivie par nos autorités fédérales, a l’effet d’inciter les gens à dépenser le moins possible sont de nature à influer, en définitive, sur le commerce en général. Quelles en seront les répercussions ? Il est impossible de se prononcer pour le moment, mais, une chose certaine, c’est que les détaillants du Canada ne seront pas plus épargnés que ceux des États-Unis et de la Grande-Bretagne, où déjà, les politiques de rationnement et de plafonnement des prix préconisés augurent fort mal pour le monde des affaires.
La guerre ferait fermer le tiers des magasins aux États-Unis et le cinquième en Angleterre
Sait-on que d’après une dépêche de Chicago, l’on s’attend outre frontière à ce que le tiers des 560,000 magasins, distributeurs de produits alimentaires aux États-Unis, soient obligés de fermer leurs portes d’ici à la fin de la guerre et que l’on peut en dire autant tout probablement pour les autres genres de commerce, tels que les marchands indépendants, et même les magasins à succursales. Point n’est besoin d’insister longuement sur le fait que l’impossibilité d’obtenir des marchandises sera la cause première de ces fermetures. En ce qui concerne les marchands de denrées alimentaires, par contre, seuls ceux pouvant acheter et vendre de grandes quantités pourraient survivre, vu la mince marge de profits, comme conséquence du plafonnement des prix.
Il n’y a pas qu’outre frontière où la guerre semble vouloir avoir une influence néfaste, en définitive, sur les affaires, car l’on peut en dire autant pour la Grande-Bretagne. Une enquête pour le compte de National Institute of Economic and Social Research, effectuée dans les villes de Leeds et Glasgow, ne révèle-t-elle pas en effet qu’un magasin sur cinq avait fermé ses portes depuis le début des hostilités à date. Comme il y aurait trois fois plus de fermetures de magasins en 1941 qu’en 1940, c’est-à-dire que ce n’est guère rose pour 1942 et encore moins pour 1943.
Nécessité pour nos marchands d’être prudents et, surtout, clairvoyants
À la suite de telles données, personne ne sera naturellement porté à croire que le commerce canadien est indemne et que nos détaillants ne sont pas appelés à se ressentir défavorablement de toutes les mesures de guerre imposées ou qui le seront – elles sont absolument nécessaires dans une guerre totale comme celle que nous traversons – et, c’est pourquoi, il importe que tous les marchands fassent en sorte, si possible, de prévenir l’avenir. Puisque le petit commerce semble vouloir être plus affecté que le gros par la guerre, il importe que les autorités municipales des différentes villes et cités du pays se gardent, pour leur part, de ne rien faire qui puisse entraver leurs légitimes activités.
Il y a déjà assez de la fermeture à six heures et demi du soir des grands magasins, pour que l’on ne tente pas de fermer plus à bonne heure les petits, d’autant plus que ce sont eux qui sont appelés à se ressentir de plus en plus du prolongement du conflit et pour cause… la survie ne paraît-elle pas vouloir être le partage de ceux surtout qui disposeront de capitaux abondants et qui, grâce à ces derniers ont été en mesure d’accumuler d’importantes réserves ou encore sont capables de procéder facilement à leur remplacement. Point n’est besoin d’insister sur le fait qu’en temps de guerre, s’il y a grand danger d’accumuler en trop grandes quantités des stocks militaires – qu’il s’agisse de vêtements, d’uniformes, de boutons, d’armements, etc. 0- que l’on ne doit pas craindre les effets d’une accumulation de produits facilement transformables en marchandises de paix ou encore d’inventaires élevés de marchandises, assurées de trouver preneurs en tout temps. Puisque la loi sur les profits excessifs permet certaines déductions pour la dépréciation des inventaires, il n’est pas étonnant que ceux qui disposent abondamment de fonds accumulent des réserves élevées. Cette politique n’est pas, toutefois, sans comporter mains dangers, car, que la paix survienne au moment où on s’y attend le moins, et il s’ensuivra un avilissement des prix en genre avilissement qui serait grandement défavorable à ceux dont les réserves coûtent le prix fort. Il saute donc aux yeux que si le petit commerçant est appelé à se ressentir de la la guerre, le gros est aussi fort exposé à des pertes, advenant une baisse subite des prix. Somme toute, il faut donc reconnaître que la guerre est contraire à l’épanouissement normal du commerce.
S’il ressort des données ci-dessus que la pénurie des matières premières, les plafonnements des prix, etc., sont de nature à désorganiser le commerce, il faut bien reconnaître aussi que la campagne actuellement prônée par nos autorités afin d’empêcher les gens de dépenser est aussi, à première vue, contre les affaires. Comme cette politique a par contre pour but de nous éviter la spirale inflationnaire des prix, elle est donc un mal pour un bien et, c’est pourquoi, tous les Canadiens doivent s’efforcer de coopérer avec l’État. Dans cette question si grande de la nécessité de prévenir l’inflation, il importe donc que l’intérêt particulier soit sacrifié à l’intérêt général, afin d’éviter au Canada le plus grand de tous les maux après la guerre, nous avons nommé l’inflation. Comme il nous faut donc faire disparaître de notre vie, du moins pour un temps, le luxe et même certain confort exagéré, il va sans dire que maints marchands sont appelés malheureusement à s’en ressentir défavorablement. Que veut-on, c’est la guerre et lorsqu’elle est « totale » comme actuellement, les civils tout comme les militaires sont appelés à en souffrir dans presque tous les domaines. Dans de telles circonstances, s’il importe que les individus économisent de plus en plus afin d’aider à l’État canadien à activer son effort actuel de guerre, il importe aussi que nos marchands soient de plus en plus clairvoyants et qu’ils fassent preuve de grande prudence, tout en se montrant des plus prévoyants, en ce sens qu’ils doivent se garder de trop s’engager en face d’un avenir aussi incertain.
Marcel Clément.
(Texte paru dans le journal Le Canada, mercredi 27 mai 1942).
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