14 décembre 1837 : Le drame de Saint-Eustache
La paroisse de Sainte-Rose fut plus que spectatrice du grand drame de Saint-Eustache ; elle connut les affres de la guerre. Dès le 6 décembre, Girot envoya vingt-cinq de ses hommes ébranler et affaiblir, avec des haches et des scies, le pont Porteous par où, pensait-il, l’armée de Colborne irait passer, si la glace n’était pas assez forte pour supporter le passage d’une armée. Il aurait ainsi pu dynamiter au bon moment le pont et jeter l’ennemi à l’eau. Mais peine perdue, car la température se fit bientôt très froide, et la rivière devint très solide. Le 14 décembre 1837, au matin, la terreur augmenta quand on vit venir l’armée de Colborne dans la montée Bélair (aujourd’hui boulevard Curé-Labelle), armée de deux mille hommes en habits rouges, fusils au bras, composée de toutes les compagnies déjà énumérées, et suivie des canons et de tout l’attirail de guerre précité. Elle bifurqua à la Petite-Côte, et gagna l’ouest pour prendre la montée Morigeau, et de là traverser la rivière en passant par les îles. Elle atteignit la Grande-Côte de Saint-Eustache vers 8 heures, sans avoir été arrêtée, ni même aperçue. C’est étrange que Colborne ait pu arriver ainsi sur le village de Saint-Eustache sans que les patriotes en aient eu connaissance. Ceux-ci avaient cependant des sentinelles ; avaient même des pelotons chargés de patrouiller toutes les routes par où pouvait venir Colborne. L’ennemi est à leurs portes et ils n’en savent rien ; il a devancé leurs plans. Des espions ont appris à Colborne que Girot s’apprêtait à aller attaquer le camp des loyalistes à Saint-Martin le 15. Colborne arrive le 14 au matin, un jeudi, et tout dort à Saint-Eustache.
Un autre corps de l’armée de Saint-Martin, commandé par le seigneur Globensky, était parti en même temps que celui de Colborne. Lui aussi avait deux mille hommes bien aguerris et bien équipés. Il prit le chemin le plus court, passant par ce qui est actuellement Sainte-Dorothée, ou la montée Labrie. Il ne rencontra aucune patrouille, avant la croisée du chemin de la Grande-Côte de Sainte-Rose. Là, sur le côté nord-ouest, se trouvait jusqu’à 1942 une ancienne maison en pierre qui a connu et essuyé les premiers feux de la fameuse bataille de Saint-Eustache. Elle était la propriété de Misac Cyr, aubergiste, nous dit M. l’abbé Dubois ; mais ce M. Cyr, croyons-nous, n’était autre que Louis-Misach Seers, – les noms s’écrivaient alors souvent selon la phonétique, – qui fut le deuxième maire de notre municipalité en 1858. Ce M. Cyr ou Seers était un bon patriote, membre du comité de Surveillance, et il avait permis que sa maison réputée solide servit de fort avancé aux patriotes de Saint-Eustache qui s’y étaient fortifiés, avaient pratiqué des meurtrières à travers les murs épais de la bâtisse, et y attendaient les Anglais.
En fait, il y eut combat, mais, les troupes de Globensky, y arrivant par surprise le 14 au matin, eurent tôt fait de balayer la place avec leurs armes appropriées. Girot, entendant le bruit de la bataille, se hâta d’y dépêcher ses volontaires, lesquels s’élancèrent sur la glace juste au moment où Colborne débouchait dans la Grande-Côte et annonçait son arrivée par la bouche terrible de ses canons. On comprend la panique qui s’ensuivit. L’on sait le reste : le village encerclé avant midi, toutes les issues fermées, la canonade, la mitraille, la fusillade, le feu enfin firent leur ouvre sanguinaire, dévastatrice. A la brunante, tout était fini : une immense fumée, un brasier ardent annonçaient au loin, au cors d’une froide nuit de décembre, que tout Saint-Eustache était en flammes, église, couvent, presbythère, deux cents maisons. Nos gens de Sainte-Rose assistaient à ce sinistre spectacle, la rage et la terreur dans l’âme, tandis que les loyalistes du Gore et Chatham, perchés sur les hauteurs qui bordent Saint-Hermas, applaudissaient à la destruction de Saint-Eustache et au massacre des Canadiens. Les femmes et les enfants de ces fanatiques sauvages se délecteront là, pendant des jours et des nuits du feu que le Brûlot Colborne promènera dans toutes les paroisses voisines, en incendiant les fermes des patriotes. Spectacle lugubre que ces multiples ffeux qui illuminent la nuit, et dévorent l’avoir des nôtres, mais spectacle qui réjouit nos fanatiques orangistes.
Nos gens de Sainte-Rose, on le suppose bien, avaient tout suivi, de loin sans doute, remplis de terreur pour eux-mêmes, d’anxiété pour des amis, des parents perdus dans ce gouffre infernal, d’appréhension pour l’âme nationale, si vivement éprouvée.
Admirable dévouement de M. Turcotte
M. le curé Turcotte ne se contente pas de suivre cette scène de loin en se cachant ; il se rend, au plus fort de la bataille, avant midi, sur les lieux du combat et y reste jusqu’au lendemain, pour porter aux malheureuses victimes les secours de la religion, aux mourants une absolution, aux blessés, aux prisonniers le secours de sa charitable sympathie. Il n’est ni molesté, ni attaqué; il circule sur la glace, il monte au village, entre dans l’hôtel Addison où sont des blessés, où est le corps inerte de Chénier qu’on va ouvrir pour en extraire le cœur ; il se rend au garage de M. Emery Féré, où sont les misérables prisonniers qui endurent tous les mauvais traitements, en attendant d’être traînés à Montréal pour passer en cour martiale. M. Turcotte s’est montré là, prêtre dans toute la force du mot. Mais quel lugubre souvenir dut-il garder de cette visite au milieu d’un tel carnage ; souvenir du grondement sinistre du canon, des rafales plus sinistres encore de l’incendie, du fracas des murs qui s’écroulent, des coups de clairons, des cris de soldats ivres, des râles des agonisants. Mais ce qui l’impressionna le plus, ce furent sans doute les scènes d’orgies des soldats victorieux ; scènes indescriptibles tant elles sont révoltantes.
Faudrait-il croire que M. Turcotte dut imputer à cette surexcitante nuit rouge sa démission de la cure de Sainte-Rose ? C’est possible ; en tout cas, il fut obligé de se retirer du ministère actif pendant deux ans, à Joliette. Avouons que ces scènes d’horreur de Saint-Eustache avaient de quoi ébranler la santé d’un homme.
(Histoire de Sainte-Rose, par l’abbé J.-U. Demers, curé, 1740-1947).