Chanson de mort des Amérindiens
Mais qu’était-ce que ces hymnes et ces chansons, si ce n’est les chansons de mort de nos Sauvages, les chants de leurs festins, de leurs danses guerrières, lorsqu’ils lèvent la hache, et qu’ils sont prêts de donner sur l’ennemi? Ils reprennent ces mêmes chants lorsqu’ils sont faits esclaves; ils les continuent durant le temps de leur captivité, et ils les chantent encore avec plus de force dans les tourments, comme s’ils n’avaient jamais eu que ce terme en vue.
Ces chansons n’étant gênées que par la cadence, et les esclaves ayant la liberté de dire tout ce qu’ils veulent, ils chantent leurs hauts faits d’armes, et ceux de leur nation; ils vomissent mille imprécations contre leurs tyrans; ils tâchent de les intimider par leurs menaces; ils appellent leurs amis èa leur secours pour les venger; ils insultent èa ceux qui les tourmentent, comme s’ils ne savaient pas leur métier; ils leur apprennent comment il faut brûler pour rendre la douleur plus sensible; ils racontent ce qu’ils ont fait eux-mêmes à l’égard des prisonniers qui ont passé par leurs mains; et, si par hasard il s’est trouvé entre ces prisonneirs quelqu’un de ceux de la nation qui les fait mourir, ils entrent dans le détail le plus exact de tout ce qu’ils leur ont fait souffrir, sans craindre les suites d’un discours, lequel ne peut qu’aigrir extrêmement ceux qui l’écoutent.
Oserais-je dire que le psaume 137 qui commence par ces paroles, « près des fleuves de Babel… » (Psaume CXXXVII, sur les bords du fleuve de Babylone), est une manière de chanson de mort, laquelle nous représente la coutume qu’avaient autrefois les Orientaux, et qui porte avec soi la même idée, et le même caractère des chansons des esclaves américains? Ce sont des Hébreux captifs qui parlent et qui gémissent sur leur captivité. Leurs vainqueurs les exhortaient à leur chanter des cantiques de Sion, c’est-à-dire les chansons qui étaient en usage dans leur pays; il semble que les Hébreux se refusent à cette demande, néanmoins tout le psaume est un cantique, et un cantique dans le goût des Sauvages; car ils commencent par témoigner un mépris souverain pour le pays, et pour les peuples chez qui ils ont été transplantés : ils ne sont touchés que de Jérusalem, laquelle seule à tous leurs vœux et tous leurs soupirs. Pour faire sentir davantage le contraste de leur amour et de leur aversion, ils prient le Seigneur de ne point oublier les maux que les enfants d’Edom, c’est-à-dire les Assyriens au pouvoir de qui ils étaient, ont fait aux Juifs au jour de la ruine de Jérusalem. Et ils finissent par les plus terribles imprécations. « Malheur à toi, disent-ils, fille de Babylone; heureux celui qui te rendra tous les maux que tu nous as faits.Heureux celui prendra tes petits-enfants, et les écrasera contre la pierre! »
Pour revenir à nos esclaves : dans les intervalles où on les laisse en repos, ils s’entretiennent, ou sans interprète s’ils savent la langue, par le secours d’un interprète, s’il s’en trouve quelqu’un qui entende la leur; ils parlent froidement de choses indifférentes, de nouvelles, et de ce qui se passe dans leur pays, ou ils s’informent tranquillement des coutumes de ceux qui sont occupés à les brûler.
Dans le fort des tourments, lors même que l’excès de la douleur les fait écumer et paraître comme des forcenés, il ne leur échappe pas une parole de lâcheté. Les femmes ont cet héroïsme aussi bien que les hommes. J’en ai vu une à qui on arracha deux ongles en ma présence, mais si promptement que je ne m’en aperçus pas assez tôt pour l’empêcher (c’était à une entrée de prisonniers), elle ne jeta pas un cri, ni un soupir, et je ne remarquai sur son visage qu’une légère marque d’ennui. Il s’en trouve qui ne font que rire pendant leur supplice; qui s’y prêtent agréablement, et qui remercient de bonne grâce cuex qui leur ont fait le plus de mal.
Tous à la vérité n’ont pas cette constance dans le même degré : l’impatience et les cris échappent à quelques-uns malgré eux. Il s’est trouvé aussi des Français et des Françaises, qui dans les tourments ont fait paraître autant de force d’esprit que les Sauvages, jusqu’à faire dire à ceux-ci qu’ils croyaient qu’ils n’avaient point de sentiment. Mais ces exemples de fermeté héroïque sont rares parmi les Européens, et ils sont communs parmi les Américains. Sans doute qu’étant élevés moins délicatement ils sont aussi moins sensibles : et peut-être que, ne craignant point un enfer dont leurs feux ne sont que l’ombre, ils sont aussi moins attachés à la vie, et moins effrayés à l’approche d’un avenir, lequel fait toujours plus d’impression sur un esprit éclairé des lumières de la foi que tous les tourments de la vie présente.
J’avoue que, sur la description que je viens de faire du supplice des esclaves, on ne peut regarder ces peuples qu’avec horreur, et qu’on en dot concevoir d’abord l’idée qu’ils sont si barbares qu’ils n’ont pas plus d’humanité que les bêtes les plus féroces. Les Iroquois, si redoutables aux Français par le grand nombre de ceux qu’ils ont fait périr dans ces tourments affreux, se sont fait une réputation parmi nous encore plus mauvaise que toutes les autres nations. Ils ont aussi cette réputation parmi les autres Sauvages, et les Abenaquis ne leur donnent point d’autre nom que celui de magoüe, qui veut dire les cruels. Mais pour leur rendre bien la justice qu’ils méritent presque tous, ils n’ont rien à se reprocher sur cet article. Cependant, à entendre les Iroquois, ils prétendent être moins cruels que les autres, et ils n’en usent ainsi que par représailles.
Après cela que font-ils de plus que ce que faisaient autrefois les Grecs et les Romains? Quoi de plus inhumain que les héros de l’Iliade? Quoi de plus barbare que les combats de gladiateurs, et des esclaves enter eux : ou de ces mêmes esclaves contre les bêtes féroces, qui ont fait couler tant de sang dans les arènes de Rome? Ce peuple néanmoins, lequel avait porté la perfection de tous les arts, et de toutes les sciences capables d’adoucir, et de cultiver les mœurs aussi loin que les bornes de son empire, faisait ses plus chères délices de l’inhumanité de ces sortes de combat : il faisait consister l’agrément des grands repas dans la vue de ces spectacles sanglants, et il prenait un plaisir singulier dans le cirque, à donner le signal décisif de la vie ou de la mort du malheureux qui avait du désavantage, quoiqu’il demandât grâce.
Comment traitaient les Juifs leurs ennemis? Du temps de Trajan, ils, anéantis par la ruine de Jérusalem, et la désolation de leur pays encore toute récente, se révoltèrent en plusieurs provinces contre les Romains, et se portèrent à de si grands excès en Egypte et en Chypre qu’ils firent périr plus de quarante mille âmes, prenant plaisir à se nourrir de la chair de leurs ennemis, à se frotter le visage de leur sang, et à les écorcher tout vivants, allant ensuite vêtus de leur peau pour en faire un trophée à leur rage. Leur histoire peut fournir plusieurs exemples semblables. On leur rendait bien la revanche. Il semble que ces paroles du psaume (Psaume LXXVIII, 63) « le feu dévora leurs jeunes gens, et on ne fit point de lamentations sur leurs jeunes filles » pourraient s’expliquer aussi naturellement du supplice du feu qu’on faisait souffrir aux Juifs esclaves, que du glaive et de la guerre, ainsi que le disent les interprètes. Les supplices qu’Antiochus fait souffrir aux Macchabées et à leur mère ne sont point l’effet d’une cruauté particulière à ce barbare, quand il les fait couper en pièces, qu’il leur fait arracher la peau de dessus le crâne, et qu’il ordonne qu’on les rôtisse dans les poêles à frire. Il en use probablement selon la manière usitée parmi les Orientaux.
Le feu est le supplice ordinaire dans presque toute l’Amérique septentrionale depuis un temps immémorial. Par là, ils se rendent redoutables les uns aux autres, et croient se tenir en respect. S’ils ne rendaient la pareille à ceux qui les traitent avec inhumanité, ils en seraient les dupes, et leur modération ne servirait qu’à enhardir leurs ennemis. Les peuples les plus doux sont forcés de sortir eux-mêmes hors des bornes de leur douceur naturelle, quand ils voient qu’elle sert de prétexte à des voisins barbares d’en devenir plus fiers et plus intraitables. Les Français en sont un exemple. Lorsque pour se venger des Iroquois on leur a permis de traiter leurs prisonniers comme ils traitaient les nôtres, ils l’on fait avec tant de fureur et d’acharnement qu’ils n’ont cédé en rien à ces barbares, si même ils ne les ont surpassés. La vérité est qu’il fallait en user ainsi, car cette rigueur qu’on jugeait nécessaire les rendit moins entreprenants et fut un motif pour eux d’en conclure plus tôt la paix avec nous. J’ajouterai que lorsque les Français et les Anglais sont naturalisés parmi les Sauvages ils prennent si bien tout ce qu’il y a de mauvais dans leurs mœurs et dans leurs coutumes, sans en prendre le bon, qu’ils sont encore plus méchants qu’eux. Les Sauvages savent fort bien nous le reprocher, et la chose est si avérée que nous ne savons que leur répondre.
Lorsqu’on brûle un esclave parmi les Iroquois, il y en a peu qui ne le plaignent, et qui ne disent qu’il est digne de compassion. Plusieurs, surtout les femmes, si on en excepte quelques furies, comme il s’en trouve partout de plus outrées que les hommes, n’ont pas le courage d’assister à son exécution : parmi ceux et celles qui y assistent, plusieurs ne lui font rien : ceux qui le tourmentent le font souvent par respect humain, et parce qu’ils sont obligés : quelques-uns passant par-dessus ce respect humain le soulagent lorsqu’il demande quelque chose. Le conseil a souvent permis aux missionnaires de leur consacrer ces derniers moments pour les faire entrer dans le chemin du ciel; et il s’est trouvé des Iroquois qui, entendant la langue de ces esclaves, leur servaient d’interprètes pour leur faire goûter les vérités éternelles avec une bonté dont les missionnaires eux-mêmes étaient étonnés; et que Dieu par sa grâce a voulu rendre fructueuse pour le salut dans les uns et dans les autres. Enfin, après un certain temps, quelqu’un de ceux que l’âge et le crédit autorisent lui fait donner le coup de grâce, et le dérobe aux supplices qu’il aurait encore à souffrir.
Mais quelque barbarie qu’il y ait à reprocher aux Sauvages, par rapport aux ennemis qui tombent entre leurs mains, on doit d’un autre côté leur rendre cette justice, qu’entre eux ils se ménagent davantage que ne font les Européens. Ils regardent avec raison, comme quelque chose de plus barbare et de plus féroce, la brutalité des duels, et la facilité de s’entre-détruire qu’à introduite un point d’honneur mal entendu, lequel expose tous les jours pour un rien, pour une parole mal digérée, ou mal expliquée, la vie des parents et des amis les plus étroitement unis.
Ils ne sont pas moins étonnés de cette indifférence que les Européens ont pour ceux de leur nation, du peu de cas qu’ils font de la mort de leurs compatriotes tués par leurs ennemis. Chez eux un homme seul tué par un autre d’une nation différente de la leur commet les deux nations et cause une guerre. Parmi les Européens, la mort de plusieurs des leurs ne paraît intéresser personne. Ils ont vu sur cela des exemples d’une insensibilité qui les a surpris, et qui leur a inspiré pour nous de l’indignation et du mépris. Il se sont offerts eux-mêmes à venger les Français, qui ne paraissent pas touchés du massacre de leurs frères et de leurs concitoyens assassinés par d’autres nations sauvages. On n’a eu rien à répondre à leurs propositions, et ils en ont été scandalisés.
La guerre que se font les Américains méridionaux, à quelques circonstances près, est assez semblable à celle que je viens de décrire. Je dis à quelques circonstances près, car c’est partout la même la même chose quant à l’essentiel.
Ce sont partout les mêmes motifs pour la faire; la même manière de la chanter; les mêmes mesures s’y préparer; les mêmes observations pour leurs voyages, et pour le temps de leur rendez-vous. Le même usage d’attaquer et de défendre; les mêmes armes pour combattre, si l’on en excepte la cuirasse : en un mot, c’est partout le même caractère de bravoure ou de férocité : le même esprit de haine, de rage et de fureur contre leurs ennemis.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).
Voir aussi :