La bûchette ou le signe de l’enrôlement
La hache n’est pas plutôt levée que les chefs de guerre se disposent à assembler leur monde, et que ceux qui ont envie de les suivre lèvent la bûchette. C’est un morceau de bois façonné, orné de vermillon, que chacun des guerriers marque de quelque note, ou figure distinctive, et qu’il donne au chef, comme un symbole qui le représente en personne, et qui peut être regardé comme le lien de son engagement, tandis qu’il subsiste.
J’avais cru que, quelque engagement qui prissent les Sauvages en ces sortes d’occasions, ils pouvaient le rompre sans façon, et retirer leur parole, comme il leur plaisait, en conséquence de cette liberté qui paraît si naturelle en eux qu’il semblent tous indépendants les uns des autres, et que l’on croirait que leurs chefs n’ont qu’une autorité sans coaction, et qui relève en quelque sorte de la volonté actuelle de chaque particulier.
Mais j’ai été détrompé dans la suite, sur ce point, par ce qui arriva dans la mission des Hurons de Lorette; car étant survenue quelque difficulté à l’occasion d’un Sauvage qu’il s’agissait de chasser, parce qu’il avait contrevenu à quelque chose à quoi le village s’était engagé solennellement, et dont l’engagement subsistait par des bûchettes semblables à celles qu’on lève pour aller en guerre : un ancien exhorta le missionnaire à tenir ferme, en lui disant qu’on usait encore d’indulgence envers le coupable, et que c’était une loi de temps immémorial dans leur pays, que le village était en droit de faire mourir celui qui après avoir levé la bûchette ne remplissait pas les obligations de son engagement. Quoique cette loi ne s’observe pas aujourd’hui à la rigueur, il y a cependant plusieurs exemples de sévérité encore assez récents, et l’on a vu assez souvent des chefs casser la tête de sang-froid, et par voie de fait à des particuliers, qui étaient allés en guerre contre leur volonté, ou qui avaient déserté en chemin, abandonnant le parti dans lequel ils s’étaient enrôlés.
Cette manière de contracter des engagements, en se donnant mutuellement quelque symbole, et quelque gage significatif de la foi donnée, n’était pas particulière aux Barbares; mais elle avait passé d’eux aux Grecs et aux Romains, et elle avait s’était conservée encore assez longtemps, après les siècles florissants de la république jusqu’au bas empire. On appelait ces symboles tesserae, et c’étaient de petits morceaux de bois, unis des deux côtés, sur lesquels o traçait des chiffres ou des figures selon ce que l’on voulait représenter et signifier. Les plus respectables, et qui étaient de l’Antiquité la plus vénérable, étaient ceux qu’on nommait hospitals, parce qu’ils étaient donnés en signe d’hospitalité, dont les droits étaient ce qu’il y avait de plus saint et de plus sacré, et passaient jusqu’aux descendants. Les hôtes, en se séparant partageaient le symbole et, et en gardaient très précieusement les pièces, afin de pouvoir les confronter au cas qu’ils vinssent à se revoir. Ceux qui négligeaient, ou brisaient ces symboles, étaient censés renoncer à la fois jurée; ils passaient pour infâmes et dignes de toute la colère des dieux. Des particuliers, ces symboles passèrent aux communautés; et les villes les envoyaient aux autres villes alliées, pour être un sûr garant de leur alliance.
Dans l’art militaire, il y en avait de plusieurs sortes, car, outre l’étendard qu’on nommait aussi tessera, on appelait du même nom le signal de l’enrôlement, l’ordre ou le mot du guet que les tribuns allaient chercher chez le général, et qui se donnait sur de semblables morceaux de bois; on appelait ainsi les obligations pour le prêt des troupes, soit qu’on dût les payer en argent ou en vivres; car alors, en représentant ces bûchettes au temps marqué, les trésoriers de l’armée et les commissaires des vivres étaient obligés de fournir la quantité et la qualité des choses qu’elles signifiaient.
On pratiquait la même chose dans les distributions que les empereurs faisaient aux peuples. Et c’est de là que viennent les distributions qu’on trouve dans les auteurs, ou les épithètes jointes au mot tessera, comme sont celles de nummaria, frumentaria, et les autres qui signifiaient leur usage et l’application qu’on en faisait, laquelle est déterminée par l’épithète même. On voit encore la forme de ces sortes de symboles dans les médailles des empereurs, et sur quelques antiques.
(Tiré du Mœurs des Sauvages Américains, comparés aux mœurs des premiers temps, par Joseph-François Lafitau).