Bonheur d’occasion : Un classique enfin porté à l’écran et de grands espoirs…
Bonheur d’occasion : Le soleil était éclatant, le ciel terriblement bleu et la neige sale et presque «morfondue». Aux quartiers généraux de la police du Mont-Royal, deux agents s’engueulaient tellement fort que le personnel a cru un instant qu’ils en viendraient aux armes. L’agent de service Levine, basané, bedonnant, affichant une grosse bague en or massif et un fort accent anglais, a signé l’autorisation d’un air distrait. À la rubrique «motif», il a gribouillé «film», sans préciser.
L’agent Levine n’a sans doute jamais lu « Bonheur d’occasion », le roman de Gabrielle Roy qui en 1947 sema l’émoi dans les milieux littéraires remporta le prix Femina et scandalisa les gens mais surtout le curé en chaire de Saint-Henri qui n’aimait pas voir son quartier décrit avec autant de réalisme. L’agent Levine ne sait probablement pas que dans ce cas-ci, «film» signifie l’adaptation cinématographique d un grand classique québécois. Peut-être ira-t-il voir le film dans sa version anglaise au printemps prochain. Il aura le choix en tous les cas. puisque le film se tourne en version simultanée et au pas de course.
Trois heures de l’après-midi. Le rendez-vous a lieu dans le terrain de stationnement du Centre d’art MontRoyal. Camions Panavision, camionnettes, winnebago et voitures familiales attendent le signal pour commencer la remontée le long des flancs frileux du Mont-Royal. L’adaptation au cinéma de « Bonheur d’occasion » par le cinéaste Claude Fournier, le souffre-douleur de la critique québécoise, en est à sa quatrième semaine de tour nage. La scène aujourd’hui se déroule pendant une partie de sucre. La famille Laçasse est là au complet, à l’exception de l’aînée Florentine (Mireille Deyglon) qui est restée à la maison pour séduire l’amour de sa vie, Jean Lévesque (Pierre Chagnon). La moitié de l’équipe de production attend en bas tandis que l’autre tourne déjà en haut. Qu’attend-on au juste? Les explications sont brumeuses. «Il ne faut pas que les voitures et les camions soient dans le champ de la caméra, explique de sa petite voix pointue la productrice et compagne de Claude Fournier, Marie-Josée Raymond.
Dans le simili-journal rédigé pour la promotion de Bonheur d’occasion, on apprend que Marie-Josée Raymond est «la productrice attitrée» de Claude Fournier. L’ancienne conceptrice de mode, comédienne et animatrice a débuté sa carrière de producteur en 1969 avec un autre grand classique québécois: Deux femmes en or. Elle a continué dans la même veine et avec le même partenaire jusqu’à ce jour. Leurs collaborations portent des titres douteux comme: Les chats bottés (1971), Alien Thunder ( 1973) La pomme, la queue et les pépins (1974), Je suis loin de toi mignonne (1976) et finalement l’inoubliable Hot dogs (1980).
Il va sans dire que Claude Fournier est un spécialiste des comédies dites «sexy» ou «sexploitantes». Démoli par les critiques qui lèvent le nez sur ce cinéma facile, vite fait, exploiteur et sensationaliste, il accomplit néanmoins des miracles aux guichets. Certains prétendent cependant que « Bonheur d’occasion », un film budgété à 3.45 millions, risque d’être la dernière chance de Claude Fournier de réhabiliter son image et de démontrer aux mauvaise langues qu’il n’est pas un cinéaste à rabais (voire d’occasion).
D’autres ne comprennent pas comment le principal investisseur. soit le gouvernement québécois et canadien, a pu mettre près de deux millions entre des mains aussi incompétentes. Gabrielle Roy ellemême, aurait été plutôt sceptique en apprenant que Claude Fournier viendrait trafiquer son oeuvre. Mais Gaorielle Roy tout comme Radio-Canada (1.7 million), l’ONF (1.1 million), l’IQC ($250,0001, la SDICC ($250,000) et Famous Players ($100,000) n’ont rien pu y faire. Claude Fournier et Marie-Josée Ray mond avaient une carte gagnante, la seule: les droits du roman rachetés à Universal au bout de deux ans de négociations. La multinationale américaine avait en effet acheté les droits de Bonheur d’occasion en 1947 à cause du succès et des prix (Femina et Litterary Guild of America) que le roman avait remportés. L’actrice Joan Fontaine avait été approchée pour un rôle. Mais suite à des problèmes d’union, le projet ne fut jamais mis en chantier. Depuis près de 40 ans, « Bonheur d’occasion » dormait ainsi chez les voisin, sous une pile poussiéreuse de scénarios impossibles et inachevés. «Les négociations ont mis deux ans à aboutir, explique la productrice. C’est pas dans la politique d’Universal de se départir de projets déjà amortis. Il a fallu faire beaucoup de démarches. C’est pas qu’ils faisaient preuve de mauvaise volonté, c’est plutôt qu’ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi le projet nous tenait tant à coeur. Le Québec, pour eux, c’est au nord et ça ne veut pas dire grand’chose.
Il a fallu leur expliquer qu’un de nos classiques nous avait échappé, leur expliquer que les classiques de par chez nous, se font rares. Il ont fini par comprendre.»
Le rendez-vous était à 3 h. Il est 4 h et nous n’avons toujours pas quitté le terrain de stationnement. Au cinéma, l’attente est toujours la même. Elle fait partie d’un bon vieux principe qui se répète de fois en fois, que le film soit bon ou pas. Le cinéma du monde entier est cousu du fil invisible de l’attente. Le spectateur n’en sait jamais rien. Une voue autoritaire se fait tout à coup entendre à travers le haut-parleur du walkietalkie. On réclame les enfants Les sept sont tous en bas âge à l’exception de Charlotte Laurier, cadette de Florentine. Les enfants se précipitent dans l’autobus en riant.
La mère de la petite Joanne McKay, 7 ans, regarde sa fille s’en aller avec fierté. Elle rêve d’une belle carrière d’actrice pour sa fille. Celle-ci a commencé dans les défilés de mode, a fait quelques commerciaux Isabelle Lajeunesse l’a recrutée presque par hasard pour le rôle de Gisèle Laçasse qui lui demande de participer à 33 scènes. Elle a de petits yeux pétillants et des cheveux foncés comme sa mère imaginaire, Rose-Anna Laçasse, interprétée par Marilyn Lightstone une actrice de Toronto que l’on a déjà vue dans Lies my father told me et In praise of older women.
Le long cortège des voitures de production enfile le sentier qui mène au sommet de la montagne. La route est pavée de joggers impatients, les jambes nues et les shorts précoces, qui ne comprennent rien à ce va-et-vient artificiel. Le cortège s’arrête au beau milieu du chemin devant une vieille camionnette bourgogne remorquée par Richard Service Routier, poids lourds et légers. Claude Fournier réalisateur mais aussi cameraman est installé entre la camionnette et la remorque, entre la fiction et la réalité. Avec ses vieux jeans défraîchis, ses grosses bottes, son parka sans manches et ce ridicule petit chapeau gris qui lui écrase le crâne, il ressemble à un travailleur de la construction. Il ressemble aussi énormément à son frère Guy Fournier, à ne pas confondre évidemment. Il a l’air pressé par le temps, fébrile mais de bonne humeur.
Un assistant à la production fait remarquer que le tournage se déroulé comme un charme, sinon comme un mb racle, que tout se passe vite et bien. Claude Fournier qui parle à tout le monde et en même temps ne se prononce pas. Il préfère plaisanter avec les enfants installés à l’arrière de la vieille camionnette comme des petits animaux en cage. Il demande à la maquilleuse qui ressemble à une chanteuse punk de doubler sa dose de rouge sur les joues pâles de maman Laçasse puis s’entretient avec papa (Michel Forget) qui a de la difficulté avec son anglais.
Le défi majeur de ce tournage simultané et biculturel réside précisément dans la schizophrénie linguistique qu’il entretient chez les acteurs. Ceux-ci doivent jouer une première scène en français, se retourner de bord et la refaire en anglais. L’expérience fut tentée une autre fois par la compagnie Esso avec la série Les arrivants. On faillit reprendre l’idée pour le tournage des Plouffe et de Empire Inc, mais en vain. Selon plusieurs acteurs, les versions simultanées alourdissent les tournages et confondent les esprits.
Marie-Josée Raymond prétend que la version simultanée est necessaire pour l’exportation et l’accès au marché international, voire nordaméricain. La productrice insiste beaucoup sur le fait que le marché nord-américain refuse le doublage. Elle ne parle pas de culture ou de cinématographie nationale propre, elle parle d’élargir le marché, de rentabiliser les productions. Elle emprunte le ton pondéré de la raison. Quand on lui demande ce qui l’a le plus frappée à la lecture du roman de Gabrielle Roy, elle répond immédiatement: La passion. «On a peur de l’émotion au Québec.» dit-elle. Pourquoi passer par la nostalgie pour exprimer cette émotion?
«Une bonne histoire reste une bonne histoire», dit-elle peu importe si elle appartient au présent ou au passé. J’ai commencé à travailler sur ce projet en 1977, avant Les Plouffe. C’est donc que je ne fais pas ce film pour etre à la mode ou profiter de la vague de films sur le passé. Je le fais Îiarce que j’y crois, parce que es problèmes énoncés sont finalement très actuels. Les choses n’ont pas tant changé que ça. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons à peine modifié l’oeuvre de Gabrielle Roy. Le seul changement majeur du scénario écrit en colla boration avec Claude, et B.A. Cameron, c’est la fin. Nous avons voulu apporter une note d’optimisme, absente du roman On sait qu’à la fin, Florentine n’épouse pas le père de son enfant mais un homme riche. Dans le roman, son geste passe pour de l’opportunisme. Nous avons voulu remplacer cela par l’espoir et laisser entendre au spectateur ?iu’elle veut, en fait, sortir sa amille du trou. Florentine doit choisir entre la passion et la raison. On croit que finalement qu’elle a fait le bon choix.»
Le jour tombe sur le plateau de tournage. Les enfants ont les yeux cernés et les pieds transis par le froid. Le camion patauge dans la boue. À la tombée de la nuit, on tournera une dernière scène, celle du camion précipité dans le fossé. On fera vite, sans trop se préoccuper des fumées sulfureuses d’une ville des années 80. On fera vite en pensant au succès du film, un succès, on l’espère, qui ne sera pas un succès d’occasion.
(Par Nathalie Petrovski, Le Devoir, 27 mars 1982).
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