Réflexions sur les Anciens et modernes
Par Roland Beaudry
Anciens et modernes : Il y aura bientôt deux mille ans, on discutait âprement dans Rome, quelques années à peine avant l’avènement de l’ère chrétienne, des mérites respectifs des gladiateurs grecs et romains. Entellus et Dares, deux champions qui avaient livré un combat mémorable dans les murs de Troie, à l’occasion des funérailles d’Hector, étaient cités par les protagonistes de la vieille école comme des modèles du genre, tandis que les modernistes d’alors prêchaient les qualités et les vertus des gladiateurs mercenaires, importés par Caligula et quelques-uns de ses successeurs.
Le grec Dares et le sicilien Entellus, n’avaient-ils pas combattu pendant des heures sans pouvoir établir de supériorité; et de guerre lasse, Enée lui-même n’avait-il pas dû mettre fin à leur lutte à coups de cestus.
Par contre les importés de Caligula n’étaient-ils pas si féroces, si cruels qu’il avait finalement fallu les mettre au ban?
Le vieil Horace était probablement inspiré par la hantise de ces discussions lorsqu’il écrivit «Laudator temporis acti…» Les temps n’ont pas beaucoup changé, même après 2,000 ans. Les athlètes de nos jours ont du mal à soutenir la comparaison avec leurs prédécesseurs dans l’esprit, au moins, de nos aînés. Pour ceux qui les ont vus aux jours d’avant-guerre, les Pitre, les Lalonde, les Malone, les Joe Hall, les Mummery avaient des vertus que ceux à qui la barbe commence à peine à pousser au menton, s’obstinent à ne pas vouloir trouver ailleurs que chez des Morenz, des Joliat, des Lépine, des Mantha et leurs contemporains.
Au baseball, mentionnez à un sexagénaire qui s’intéresse au sport, le nom de Cari Hubbell, de Dizzy Dean, de Bob Feller et aussitôt il vous jette à la tête les noms de Christy Mathewson, de Cy. Young, de Rube Waddell, de Bugs Raymond, de Napoléon Lajoie et de Hans Wagner. Il a peut-être raison, mais les fervents d’une génération moins avancée hochent encore la tête en écoutant leurs opinions.
L’ère de Georges Vézina
Au hockey, puisque c’est la question qui est le plus de saison, la querelle rage depuis bien des années et je connais maint admirateur de Frank McGee, de Rat. Westwick, de Percy Roberts, de Georges Vézina, de Harry Mummery, de Joe Hall, de Frank Nighborg, de Didier Pitre et de Jack Laviolette, qui soutient mordicus que ceux-là et les joueurs de leur époque valaient au moins tout autant que nos vedettes d’aujourd’hui.
Tenter de donner raison à l’une ou à l’autre école est difficile; il vaut mieux, je crois, poser d’abord la question sur le terrain sur lequel elle doit être placée, avant de vouloir la trancher.
D’abord, les joueurs de notre ère, n’ont pas du tout les mêmes conditions à rencontrer que ceux d’autrefois; l’évolution du jeu lui-même, les changements nombreux qu’on a fait subir aux règlements depuis les jours où sept hommes représentaient un alignement, les besoins de publicité plus considérables sont autant de facteurs qui nous empêchent de comparer les anciens aux modernes, sans prendre bon nombre de précautions oratoires.
Jusqu’à 1923, l’évolution était moins prononcée et la période d’avant-guerre n’avait pas apporté beaucoup de modifications aux méthodes et au jeu lui-même. En 1923 toutefois, lorsqu’on décida de diviser la glace en trois zones, on posa le premier jalon de la conquête quasi totale que les innovateurs ont faite du jeu de hockey d’autrefois. Et, ma foi, je ne suis pas tellement sûr que ce sont les innovateurs qui ont eu raison.
Lorsque la nécessité, le manque de joueurs de calibre voulu, forcèrent Odie Cleghorn à engager une douzaine d’équipiers à Pittsburgh, en 1925, au lieu du total de 8 ou 9 auquel on était habitué, le second pas était fait. Pour compenser le manque de valeur de ses hommes, Odie en envoya sur la glace, bien frais, bien dispos, plus souvent. Et de lui date le modernisme qui nous vaut maintenant, quasi universellement, même chez les amateurs, des alignements de quinze et de seize hommes. Là encore, je ne crois pas qu’on ait eu raison.
La passe en avant
Finalement la passe en avant dans n’importe quelle zone, le changement de rôle occupé par le joueur de centre, l’accélération du mouvement chez les ailiers, l’accentuation de la vitesse chez les joueurs de défense, les changements même des méthodes de travail chez les gardiens de buts ont fait leur part pour rénover à peu près complètement le jeu de hockey et, à l’heure actuelle, sauf l’équipement élémentaire, le bâton et la rondelle qui n’ont pas changé, tout est différent d’il y a vingt-cinq ans.
C’est pour cela que la comparaison est quasi impossible entre les équipiers de nos jours et ceux d’avant-guerre.
Au cours de mon existence j’ai eu l’occasion de faire du service actif avec ou contre les derniers représentants de l’école d’avant-guerre, Ed « Newsy » Lalonde, Joe Malone, Didier Pitre et l’un ou l’autre dont le nom ne me revient pas. De cette expérience, j’ai tiré la conviction que Lalonde et Malone seraient tout aussi redoutables autour des filets que le sont où l’ont été Joliat, Conacher, Morenz et Nels Stewart. Et si la comparaison est possible, je comparerais la ruse de Joliat à l’astuce de Lalonde. Les deux avaient une même qualité, celle de ne jamais laisser le gardien prévoir ce qui pouvait lui arriver.
Malone redoutable
Joe Malone, un compteur émérite, aurait facilement tenu une place au tout premier plan, même de nos jours, et défensivement je croirais que Sprague Cleghorn et Eddie Gérard ne le cédaient pas beaucoup à Eddie Shore. Assez étrangement, puisque l’on a presque fait passer à l’état de légende la réputation de Georges Vézina, je croirais que c’est chez les gardiens que la comparaison se soutient le moins facilement et d’emblée je décernerais la suprématie aux gardiens des quinze dernières années.
Le jeu a tellement évolué dans la direction offensive, on a cherché par tant de moyens à accentuer sa vitesse, son élément de danger rapide, de volte-face subite, que le gardien a à soutenir un feu bien plus nourri qu’autrefois.
Tandis qu’il y a quinze ans il n’avait toujours à surveiller qu’un adversaire, celui qui était le plus près de lui, et qui ne pouvait passer en avant sans être hors-jeu, il doit aujourd’hui couver du coin de l’œil trois, quatre, parfois cinq ennemis qui tous ont le droit de lui faire des malheurs si la rondelle vient de leur côté. Et c’est pourquoi il plonge éperdûment, fait de brusques sauts de côté et d’autre, se démène comme un diable en eau béante, et laisse fréquemment malgré cela cinq ou six coups le déjouer, tandis que le prototype du gardien d’avantguerre, Georges Vézina, se faisait appeler « The Cool Cucumber », restait bien droit durant soixante minutes, et allait cueillir les rondelles du bout de son bâton.
Plutôt que de comparer, admettons donc que les deux époques ont produit des joueurs de premier ordre; dans les mêmes conditions, selon des règlements semblables, ceux qui dominent aujourd’hui auraient rivalisé avec ceux qui tenaient le haut du pavé hier.
Au baseball et au hockey c’est probablement la conclusion qui s’impose. Ça n’est pas vrai, sans doute, du tennis et du golf qui ont beaucoup évolué au point de vue du développement des protagonistes, mais pour les deux grands sports qui nous intéressent le plus, je crois que la théorie tient debout. Et ma conclusion finale – celle-là peut-être ne me vaudra pas beaucoup d’adeptes,- c’est que l’on faisait du hockey plus intéressant il y a quinze ans, que l’on n’en fait aujourd’hui. Mais, comme disait Kipling, c’est là une autre histoire… et nous la reprendrons un autre jour.
La revue Moderne, mars 1940. Anciens et modernes.
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