Alcool – aliment
(texte paru dans le journal Le Canada, le 4 avril 1903).
Le public commence à être saturé de la question de l’alcool – aliment, et nous n’y reviendrions pas encore pour notre compte si nous ne trouvions une confirmation de tout ce que nous avons déjà dit à cet égard dans quelques considérations très pratiques exposées par M. le docteur H. Roger dans un de nos meilleurs journaux de médecine.
On tend à répéter dans certains milieux que l’alcool, absorbé à petite dose bien entendu, est l’aliment le plus énergique et le plus économique que nous possédions. C’est encore là une grossière erreur. Et il ne faut pas laisser circuler cette légende.
On a pris l’habitude, pour comparer l’énergie d’un aliment, de le définir par la quantité de chaleur qu’il fournit à l’économie. Un calcul élémentaire montre que, pour dégager 100 calories, il faut absorber 24 grammes de sucre, 28 grammes de riz, 100 grammes de pommes de terre, 150 grammes de lait, tandis qu’il suffit de 17 grammes d’alcool.
Mais quel alcool? Il s’agit ici d’alcool absolu, d’alcool pur. Or, cet alcool n’est pas buvable; c’est un liquide caustique qui brûlerait cruellement l’imprudent qui voudrait y goûter. Le buveur devra étendre d’eau cet alcool absolu, qui sera loin de satisfaire son palais, il faudra, en tous cas, absorber de l’eau-de-vie et non de l’alcool absolu, soit un liquide renfermant environ 55 p.c. d’alcool.
Or, celui-là, pour engendrer 100 calories, devra être absorbé au taux de 25 grammes. Mais alors, 24 grammes de sucre produiront identiquement le même effet. Et il y aura en poids une économie de 1 gramme.
150 grammes de vin à 10 p.c. d’alcool fourniront encore les 100 calories, 150 de lait conduiront au même résultat.
On a dit : « L’alcool est bien commode pour le voyageur, pour le touriste è un petit flacon dans la poche, et en route ou reprendra de l’énergie. » M. Roger fait remarquer avec raison qu’il existe une solution bien plus simple. « Quand vous entreprendrez une course longue et fatigante, si vous voulez emporter avec vous un aliment capable de vous fournir de l’énergie, ne prenez pas une boisson alcoolique; mette simplement dans votre poche quelques morceaux de sucre. C’est ce que l’on fait aujourd’hui dans l’armée allemande, et les résultats sont excellents. »
L’alcool, même l’alcool absolu, ne supporte pas la comparaison avec les aliments gras. Pour fournir 100 calories, au lieu de 17 grammes d’alcool, il suffit de 12 grammes de beurre. Aussi, dans les pays froids, ce sont les substances grasses qu’il faut préférer : ce sont elles qui, à poids égal, donnent le plus de calorique. La pratique a depuis longtemps confirmé la théorie. Aussi, si l’on a le droit de préconiser le morceau de sucre, il ne faut pas oublier le chocolat traditionnel qu’emportent dans leurs poches beaucoup de personnes pressées qui ne savent quand elles dîneront. Le chocolat, c’est une substance grasse et une substance sucrée.
Et celui qui a besoin de reprendre ses forces, comme l’ouvrier, croit-il que l’alcool soit économique à substituer à un autre aliment dans la ration? Voici les chiffres correspondants à une production de 100 calories. Dépense en France : avec le riz ou la pomme de terre, 2 centimes, avec le sucre, 2 centimes, 1-2, avec le beurre, 4 centimes; avec l’eau-de-vie, 6 à 7 centimes; avec le lait, 7 à 8 centimes (60 centimes le litre). Conséquence inattendue. Une bonne ménagère, attentive à son budget, fera bien mieux de servir à sa famille, un plat de pommes de terre ou de riz que de lui verser du vin ou de l’eau-de-vie. Le peuple croit tout le contraire. Il s’imagine qu’il mangerait mal s’il ne buvait de vin.
Dès lors, quel avantage reste-t-il à l’alcool?
Nous l’avons considéré comme producteur très momentané d’énergie. Mais, et les conséquences de l’usage répété? Une petite quantité du liquide se décompose dans l’économie et fournit de la chaleur. Mais cette petite dose dépassée, l’alcool ne se décompose plus, il imbibe les tissus, agit sur le système nerveux, empêche les réactions intimes et finalement devient un poison énergique pour l’organisme. En deçà de la dose limite, bon; au delà, poison. Voilà un aliment commode. Non, non, pas d’alcool. Il faut le dire, le crier sur tous les toits. Que l’on ait toujours dans la mémoire qu’avant de tuer l’homme, l’alcool le fait descendre, échelon par échelon, jusqu’à la bête brute, après lui avoir retiré peu à peu ses forces et sa conscience. L’alcoolique n’est plus un homme.
Il existe plusieurs procédés pour déterminer le degré alcoolique d’un mélange d’eau et d’alcool. Je n’en sais pas de plus élégant que celui que fait connaître M. Bordier à l’Académie des Sciences. Tous ceux de notre génération et de la nouvelle n’ont pas perdu de la mémoire les curieuses expériences de M. L. Boutigny, d’Evreux, sur les petits globules liquides qui se forment quand on jette de l’eau, par exemple, sur une surface métallique chauffée jusqu’au rouge.
Prenez une pelle, faites chauffer dans une cheminée, puis projetez sur la surface quelques gouttes d’eau. On entend un petit bruit particulier, le liquide prend la forme de petites sphères qui restent d’abord en suspension au dessus du métal. C’est l’état sphéroïdal.
Bientôt, si la surface se refroidit, chaque globule finit par toucher la pelle et s’évanouit à l’état de vapeur. La suspension est due à la vapeur du globule, jusqu’à ce que la tension n’équilibre plus le poids. Ce phénomène de caléfaction a été déjà très étudié et j’y avais jadis consacré de nombreuses journées de laboratoire.
La température du métal, au moment où s’établit le contact et la vaporisation, est toujours la même. C’est une constante pour un liquide donné; mais elle varie selon chaque liquide. Si donc on pouvait déterminer cette température, on pourrait aisément en déduire le liquide dont on s’est servi. Or, M. Bordier a construit un dispositif qui résout le problème. C’est un petit bloc en cuivre rouge nickelé de 8 centimètres de côté et de 8 centimètres d’épaisseur, muni d’un thermomètre. Le bloc présente, d’un côté, un plan incliné. On fait tomber goutte à goutte le liquide à essayer sur le bloc chauffé au préalable.
Les gouttes à l’état sphéroïdal glissent d’abord; puis, quand la température s’est abaissée, s’aplatissent et disparaissent. À ce moment précis, on lit la température.
M. Bordier a constaté que, pour l’eau distillée, la température du bloc est de 178 degrés au moment où la goutte se vaporise. Puis, si à l’eau on ajoute de l’alcool, la température de caléfaction s’éloigne de plus en plus de 178 degrés que le liquide est plus riche en alcool. La différence atteint 50 degrés entre l’eau pure et l’eau à 58 degrés d’alcool.
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