L’affaire Barings dans toute son horreur
La nouvelle a retenti comme un coup de tonnerre, dans la nuit de dimanche à lundi : Barings, une des banques d’affaires britanniques les plus respectables, était insolvable !
Deux jours plus tôt, la vénérable institution était encore considérée comme une des plus sérieuses et des mieux gérées de Londres. Et voilà qu’à la stupeur générale, on apprend que Barings a spéculé sur les indices boursiers japonais avec une imprudence inouïe. Panique sur les marchés financiers : la livre sterling plonge, les bourses aussi, les gouvernements de Londres, Singapour, Tokyo sont aux abois.
Les événements se sont passés à une vitesse incroyable. En deux semaines, la banque Barings a accumulé des pertes de 1.2 milliards de dollars américains; ses capitaux propres de 800 millions sont nettement insuffisants pour couvrir le trou. C’est la faillite. Au moment où ses lignes sont écrites (mars 1995), des liquidateurs cherchent à brader ce qu’ils peuvent des lambeaux d’une institution qui a déjà fait la fierté de l’Angleterre impériale.
Mais que s’est-il passé au juste ?
Prenons un exemple.
Le dollar canadien vaut présentement 72 cents américains. Que diriez-vous si je vous proposais de vous en vendre dix millions à 69 cents, mais dans trois mois seulement? Si je vous fais une telle proposition, c’est parce que je pense que le dollar va baisser. Si vous acceptez ma proposition, c’est parce que vous pensez que le dollar va monter ou rester stable.
Bon. À l’échéance de notre contrat, disons que le dollar vaut 65 cents. J’ai gagné : vous êtes tenu de m’en acheter à 69 cents, quatre cents plus cher que ce que vous pourriez obtenir sur le marché. Ces dollars que je vous vends 69 cents, je les paie évidemment 65 cents de mon côté. Non seulement me suis-je protégé contre une baisse du dollar, mais encore l’opération me permet-elle de réaliser un gain de 400 000$.
Le dollar canadien n’est qu’un produit parmi des centaines d’autres sur lesquels les marchés dérivés nous offrent la possibilité de miser à la baisse ou à la hausse. On peut ainsi miser sur la plupart des monnaies, les métaux, le pétrole, le coton, les céréales et divers autres produits alimentaires périssables (viande, beurre, jus d’orange, café, sucré…). On peut aussi miser sur les taux d’intérêt et les indices boursiers.
Faisons maintenant connaissance avec William Nicholas Leeson, un jeune Anglais issu de famille modeste qui ne tarde pas à impressionner ses collègues. Le Financial Times de Londres rapporte que les traders de Singapour le considéraient comme une sorte d’homme-miracle.
Une banque vénérable, des marchés financiers explosifs, un jeune homme intelligent et ambitieux. Tels sont les ingrédients qui serviront de canevas au drame qui va maintenant se dérouler.
Fin janvier 1995, cela fait à peine un mois, le bureau singapourois de Barings se montre particulièrement actif dans l’achat de contrats à terme sur l’indice boursier japonais Nikkei 225. C’est Leeson qui est à l’œuvre. Visiblement persuadé que l’indice va monter, le jeune trader joue à la hausse.
Et pas à moitié. Le 13 janvier, Barings possède à peine 3 000 contrats à terme sur le Nikkei (chaque contrat vaut environ 200 000$). Deux semaines plus tard, le 27 janvier, Leeson en a acheté 14 000 de plus.
Les spécialistes de ce marché considèrent qu’un échange de 1 000 contrats, surtout pour une banque de taille intermédiaire, constitue une transaction énorme.
Malheureusement pour Leeson, le Nikkei ne monte pas! Il plonge, et joliment. Pendant les trois premières semaines de février, il perd près de 7% de sa valeur. Pour Leeson, qui a déjà investi à la limite des capacités de la banque, les pertes sont énormes. Le jeune trader prend alors la décision de jouer le tout pour le tout, et de recouper ses positions.
Lorsque vous achetez une action 10$, et que celle-ci vaut 5$ six mois plus tard, vous pouvez en racheter d’autres à ce moment-là, pour un prix moyen de 7,50$. Si le titre reprend du poil de la bête, disons jusqu’à 8$, vous sauvez la mise. S’il continue de descendre, vous perdez tout.
C’est, en gros, la stratégie que va tenter Leeson. Entre le 17 et le 23 février, il achète massivement des contrats additionnels sur l’indice japonais. En tout, au moins 20 mille, disent certains sources, peut-être plus. Peine perdue. Le Nikkei continue de planter. C’est la ruine.
Jeudi dernier, le 23 février, Leeson est conscient de la catastrophe qu’il vient de déclencher. Il décide de disparaître du paysage avec son épouse.
Le soir du 23, les dirigeants de la banque Barings, à Londres, se réveillent enfin. En prenant connaissance des chiffres, ils comprennent que c’est la fin : les engagements de la banque dépassent de deux fois ses disponibilités.
Il aura fallu un mois pour provoquer la piteuse faillite d’une institution qui orne le paysage depuis 233 ans.
(Extraits d’un texte du chroniqueur de La Presse Claude Picher, publié en mars 1995).
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